L’idiot du palais, Bruno Deniel-Laurent
L’idiot du palais, août 2014, 140 pages, 16 €
Ecrivain(s): Bruno Deniel-Laurent Edition: La Table Ronde
Ce court roman traite de façon crue des rapports de force entre les nantis et ceux qui n’ont rien.
Certes la toute-puissance de l’argent n’est pas spécifique de notre époque, mais l’auteur nous introduit dans ces kystes modernes d’omnipotence qui ont tendance à s’incruster un peu partout, à se généraliser, à se mondialiser par-delà toute forme de frontière.
En l’occurrence, on dénonce ici, en usant évidemment du filtre fictionnel, l’installation en toute légalité, en France par exemple, de nababs venus d’ailleurs, qui rachètent de luxueux hôtels particuliers où ils entretiennent en permanence, pour les y accueillir dignement lors de leurs séjours plus ou moins brefs dans l’hexagone, un régiment de domestiques recrutés aux quatre coins du monde, sur lesquels règnent en maîtres absolus les régisseurs de ces maisons, closes aux regards et aux intrusions, dont l’auteur décrit les rouages d’une organisation et d’une vie quotidienne échappant aux lois de la République.
C’est dans cet univers impitoyable que pénètre un jour, au hasard de sa quête d’emploi, le jeune Dušan, fils d’immigrés serbes. On fait immédiatement comprendre à Dušan que la seule règle en vigueur est la soumission silencieuse, le secret, la prompte obéissance aveugle aux décisions, leurs tenants et aboutissants fussent-ils les plus incompréhensibles, des intendants, et aux caprices en tous genres des souverains eux-mêmes lorsqu’ils sont présents.
C’est ainsi que Dušan se retrouve un soir chargé par le factotum du Prince, venu assouvir quelques-uns de ses vices à Paris, de recruter parmi les péripatéticiennes parisiennes nocturnes une jeune fille répondant à des critères très précis, pour effectuer auprès de Sa Majesté un service de nuit très particulier.
« Son Altesse vous demande de bien vouloir apporter votre contribution à une petite mission. Voilà, il aimerait, cette nuit, aider une jeune fille en difficulté, lui apporter pour quelques heures un répit dans sa précaire existence, et faire montre de générosité. Aussi je vous demande de bien vouloir guider M. Saïd Saad vers les endroits où sont concentrées ces pauvres personnes… »
On devine la délectation turpide avec laquelle sont prononcés ces propos si policés…
C’est le début des ennuis pour Dušan, qui jusqu’à ce jour fatidique, s’était efforcé d’accomplir dans l’ombre et l’anonymat des étages inférieurs des fonctions kafkaïennes dont la rémunération lui paraissait absolument satisfaisante.
Car, faute impardonnable, insupportable crime de lèse-majesté, le Serbe tombe amoureux de la jeune et belle Khadija, la proie qu’il livre pourtant ce soir-là au Prince.
Son Altesse, que les plaisirs facilement procurés par des servantes sexuelles d’un soir, toujours achetables quel qu’en soit le prix, ne distraient que de manière éphémère et superficielle d’un ennui chronique, trouve une jouissance beaucoup plus intense à jouer au Shah et à la souris en tirant alors les ficelles d’une intrigue dont il est, sans que les acteurs s’en doutent, le démiurge machiavélique et pervers.
Il trouve en Dušan, que l’amour rend vulnérable, et en Khadija, qui est novice dans la prostitution des victimes de choix, qu’il peut humilier à loisir et dont il bave de déchirer à pleines dents l’ébauche d’une liaison, la possibilité d’une histoire commune.
L’auteur institue entre les personnages du palais tout un système, un entrelacs de relations fondées sur le caractère arbitraire d’une hiérarchie au sein de laquelle chacun, à son propre échelon, s’efforce de ne rien faire, de ne rien dire qui puisse offrir à son supérieur motif à exercer son pouvoir.
Toute liberté est laissée au lecteur d’opérer telle transposition dans la réalité, de se laisser aller à telle comparaison avec le système social dans lequel il occupe tel statut…
On appréciera l’amusante référence à Valéry que constitue la première phrase du roman :
« La Princesse sortit à cinq heures ».
Patryck Froissart
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