L’homme qui peignait les âmes, Metin Arditi (par Marie-Pierre Fiorentino)
L’homme qui peignait les âmes, juin 2021, 292 pages, 20 €
Ecrivain(s): Metin Arditi Edition: Grasset
Qui a réellement peint le Christ guerrier attribué à tort, par la tradition, à Théophraste le grec, et exposé aujourd’hui dans une église au sud de Bethléem ? Indiscutablement « un iconographe de génie » dont Metin Arditi nous raconte, en sept dates décisives, l’existence vécue entre Acre, Mar Saba et Capharnaüm.
En 1079, Avner, adolescent juif, livre au monastère orthodoxe le poisson que pêche son père. Il goûte dans ce Petit Paradis la joie de l’accueil toujours chaleureux et gourmand que lui réserve frère Thomas et découvre l’art des icônes. Seule sa cousine Myriam avec laquelle il a grandi connaît son rêve, devenir à son tour peintre. Mais il lui faudrait alors se convertir au christianisme, rompre avec ses parents qui ne lui pardonneraient pas cette trahison et surtout renoncer à épouser Myriam.
L’art vaut pourtant tous ces sacrifices. Avner va même lui sacrifier la sincérité. Ainsi, le jour de son baptême, devenu Petit Anastase il « savait qu’il trichait » car il « avait lu et relu les Textes. Il les avait étudiés, commentés. Il avait été ébloui par leur intelligence, leur finesse, leur concision. Mais il n’avait pas réussi à croire à la Révélation ».
Les subtilités théologiques n’ont aucun sens pour le jeune moine qui justifie par le même argument l’intérêt qu’il porte à chaque religion et le détachement qu’il éprouve envers toutes : « Notre religion dit la Loi. J’ai beau l’avoir abandonnée, sa rigueur et sa majesté m’impressionnent. La vie du Christ m’enseigne la charité, et l’Islam me rappelle l’importance de l’humilité et de la soumission. Pourquoi devrais-je refuser l’hospitalité de l’une de ces maisons en faveur d’une autre ? Ce serait dédaigner chaque fois une grande richesse. Là serait la vraie folie ».
Cette position, plus philosophique que religieuse, ainsi qu’une vie de pérégrinations entre différents monastères, rendent Avner suspect. Certes ses œuvres fascinent car « quelque chose d’extraordinaire se dégageait de ces icônes. La vie même ». Elles agacent pourtant, en particulier sa hiérarchie, car les portraits que dessine Avner sur des planchettes longuement préparées selon une recette secrète expriment quelque chose de bien plus essentiel que les scénettes pieuses qu’on attend de lui.
À une production que l’on serait tenté de considérer comme de propagande, Avner oppose la puissance de la création irréductible à une idéologie. Il révèle à chacun ce qu’il est réellement en peignant, comme dans un miroir qui réfléchirait l’esprit et non le corps, son âme. Toute œuvre originale fait alors peser une menace sur les religions qui revendiquent l’exclusivité de la Révélation, réduite à la parole prétendument de Dieu.
Mais pourquoi s’en offusquer, se défend Avner ? « J’ai représenté la créature la plus glorieuse que Dieu ait conçue. Un homme. En honorant sa création, c’est lui que je célèbre ». Avner doit pourtant sa notoriété à un autre pouvoir, rendre heureux ceux et celles qui le sollicitent pour être portraiturés. « Le jour viendra où ils te feront payer ton action », le met en garde Mansour.
C’est par l’entremise de ce marchand musulman, qui a pris Avner sous sa protection, que celui-ci ne devient pas un personnage franchement antipathique. En effet, conscient de son génie, l’artiste serait d’un orgueil repoussant si Mansour ne dénonçait pas régulièrement ses travers.
« Il faut tout faire avec distance », professe Mansour. « Regarder avec distance, pour avoir une vue d’ensemble. Aimer avec distance, pour regarder l’autre s’épanouir. Se fâcher avec distance, pour ne jamais être prisonnier de sa propre colère ». C’est parce qu’il n’a pas toujours su le faire que Mansour a beaucoup fait souffrir autour de lui et qu’il cherche à présent l’apaisement en dispensant les conseils qui lui ont manqué ou qu’il n’a pas entendus. Mais ce soutien fidèle suffira-t-il à préserver notre Candide oriental de lui-même et des autres ?
L’obscurantisme aussi meurtrier qu’absurde, l’amitié pour tenter d’y échapper, une pointe d’érotisme : flotte sur ce texte l’esprit des contes voltairiens. Comme dans ces derniers, il n’y a pas de miracle, joie et désespoir se succèdent. Domine, brûlant, le désir d’aimer ou de créer une œuvre. Mais cette incandescence n’est-elle pas la vie même, préférable à n’importe quelle promesse d’un au-delà pâle et éthéré ?
Ce roman est un livre d’histoires comme le sont les livres d’enfants, à l’image de l’ânesse, du mulet et de la chamelle de Mansour formant un trio qui rappelle l’union rancunière et puissante des animaux de Brême. Dans la page finale, avant une note à l’intention du lecteur, Metin Arditi prolonge l’histoire et choisit la voie d’un optimisme apaisé : la postérité finit par être un juge équitable pour l’œuvre d’Avner.
Cette voie, la construction en très brefs chapitres réduits parfois à quelques lignes et les péripéties vécues par Avner rendent le livre accessible même aux jeunes adolescents. Car il dit aussi qu’au Moyen-Orient – mais ce pourrait être ailleurs dans le monde – l’histoire se répète inexorablement : ni le fanatisme ni les lumières ne triomphent définitivement dans cet éternel recommencement de la guerre qui les oppose depuis qu’existent les religions.
Marie-Pierre Fiorentino
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