L’homme qui marchait sur la lune, Howard McCord (par Léon-Marc Levy)
L’homme qui marchait sur la lune, trad. américain, Jacques Mailhos, 124 pages, 7 €
Ecrivain(s): Howard McCord Edition: Gallmeister
William Gasper a des traits frappants de ressemblance avec le héros de Cormac McCarthy, Lester Ballard, dans Un enfant de Dieu. Comme lui, il erre dans la nature sauvage, dans la montagne, coupé du genre humain. Il est terre sur la terre, pierre parmi les pierres, marcheur sur La Lune. Non, ce n’est pas un cosmonaute, La Lune est le nom d’une montagne perdue au milieu du désert du Nevada. Enfin peut-être, disons au cœur de rien, de nulle part. Gasper marche, observe, mange ce qu’il trouve, entre autres sauterelles, fourmis, végétaux. Que fait-il là ? Mais rien justement, absolument rien. Il arpente ce qu’il a fini par considérer comme sa propriété : les rochers, la poussière, le ciel de La Lune.
On peut dès lors imaginer sans risque d’erreur que l’histoire ici est réduite à un fil ténu, presque sans importance. On apprend qu’il vit – ou qu’il a vécu – de la mort. Tueur à gages sûrement, après avoir été soldat dans l’enfer coréen et tireur d’élite, hors pair. Il a atterri à Sterns, bourg inconnu, où il a loué un container/mobilhome dans lequel il retourne une ou deux fois par an, pour renouveler son petit stock de protéines en fruits secs. Le reste du temps il marche. Sur La Lune.
Mais Gasper est redoutablement intelligent. Doublement.
Il possède une culture intellectuelle de haut vol. Il cite pêle-mêle Wittgenstein, Schopenhauer. Il re-situe des scènes vécues dans des scènes de L’Odyssée ou de La Bible. Sans cesse se croisent et se décroisent sous la plume de McCord les fondamentaux de la culture occidentale.
Par ailleurs, et c’est là l’essentiel, Gasper possède une intelligence absolue du monde qui l’entoure. Au sens étymologique, il interlegere, lit entre les lignes, les signes, les lumières, les odeurs. Il comprend la montagne dans les deux sens du terme : il en prend connaissance et il l’inclut en lui. Ce roman est l’apologie de la physique, des matières, de la lumière, des corps, de l’air. Gasper est corps physique parmi les corps physiques ; il a un poids, une force, des points de faiblesse, des mécanismes qui tournent et d’autres qui coincent.
« Que sait-on de la métaphysique de la tromperie ? Il n’y a rien au-delà de la physique, pas de volume caché, pas d’étude à venir. Notre connaissance s’arrête à la physique, qui est elle-même assez fantasque de toute façon ».
Comme Ulysse sur les flots est épaulé par Athéna, Gasper est suivi dans son errance montagneuse et surveillé par une entité divine (infernale ?) – issue des légendes nordiques – une figure de femme qui lui est apparue pour la première fois en Corée et lui a sauvé la vie. Cette fois-là. En se montrant très vite menaçante « Appelez-moi Cerridwen, matelot. Ne vous donnez pas la peine de trop parler de moi, ça ne vous vaudrait rien de bon. Vous me reverrez y compris à votre mort ». Accompagnée de son chat Palug – animal démoniaque tiré des légendes galloises – « Comment savoir si c’est au chat Palug que vous avez affaire ? Eh bien, vous pouvez toujours voir s’il a les yeux fendus, ou attendre que ce diable d’animal vous saute par-dessus la tête, virevolte en plein air, et être prêt avec votre couteau à l’instant où il touche terre ». Est-ce Cerridwen qui a lancé cette silhouette aux trousses de Gasper, une silhouette qu’il sent plus qu’il ne la voit, au moins au début. Un tueur, sur les traces d’un tueur ? Un contrat sur la tête d’un assassin professionnel ? L’histoire de ce roman hésite entre la réalité brute, le monde physique, et un espace onirique ou contes et légendes prennent corps. Cette osmose crée un style qui rappelle le réalisme magique des latino-américains. Il faut imaginer un Sabato dans une économie serrée d’écriture.
La lumière, donc les ombres, jouent un rôle essentiel dans ce roman. L’épigraphe du livre, empruntée à Yeats, est ombre et lumière. « Toutes ces flammes dans la nuit / que le cœur résineux de l’homme a nourries ». La lumière, inaugurale mais aussi terminale dans l’excipit. « Nous sommes tous lumière, lumière dans notre chair pondéreuse, lumière dans notre sang qui pulse. Nos douleurs sont lumière, nos os, nos étrons étincelants, nos fièvres et nos rêves : tout cela est lumière ». C’est le sniper qui parle, le tireur d’élite : tout mouvement d’ombre ou d’éclat est signe de réussite ou d’échec. Gasper lui-même est ombre en ceci qu’il se meut dans la lumière, ramenant ainsi sans cesse l’être à une particule, ou un amas de particules, physiques. C’est ainsi qu’il se voit, se vit. « Je suis un peu comme le niveau de la mer : une constante toujours en mouvement, jamais évidente à définir par l’observation ». Il est, dit-il, « un assassin, de caractère comme de profession ». Les armes le fascinent mais le façonnent surtout : il voit le monde à travers la lunette d’un fusil. Il repère tout objet qui bouge, de très loin, et s’en fait un fond d’écran, à la fois là et pas là. Du coup la mort – produite par cet objet parfait qu’est un fusil de précision – devient aux yeux de Gasper une œuvre d’art et comme telle, doit être une perfection. « Si vous devez tuer de manière rationnelle, vous devez savoir comment procéder au mieux».
Etrange monde que celui de Gasper, sans affects. La passion – exceptée celle de la matière même – est absente de lui. Pas d’amour, pas de haine, juste un monde où seule la survie compte. Qui est cette ombre qui le suit ? Un tueur ? Un touriste ? Quelle est donc cette question pour Gasper ? L’hypothèse du tueur suffit, et il faut survivre. Un monde primitif surgit, peut-être sans Dieu, ou alors avec un Dieu mécanicien, qui n’aurait créé que des machines – objectives, humaines – dont la seule raison d’être est de marcher, coûte que coûte.
Un roman de pierre et de fer, où la matière même est divinité.
N.B. La traduction de Jacques Mailhos est remarquable de précision et de fluidité.
Léon-Marc Levy
Howard McCord, né en 1932 à El Paso au Texas, est un écrivain américain.
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