L’Homme peuplé, Franck Bouysse (par Léon-Marc Levy)
L’Homme peuplé, Franck Bouysse, 17 août 2022, 320 p. 21,90 €
Ecrivain(s): Franck Bouysse Edition: Albin Michel
Dans sa plénitude littéraire, Franck Bouysse, dans ce roman éblouissant, tend un miroir à son œuvre, se plonge dans le miracle de l’acte d’écriture, dans l’ingénierie secrète et effarante qui conçoit et produit la naissance d’un ouvrage. Dans un jeu délicat et complexe de frontières entre fiction, réalité, présent et passé, il nous invite à nous laisser emporter dans un Maelström qui nous fait perdre de bout en bout de ce que nous lisons la notion même du réel. Le doute du lecteur se fait source de la tension permanente qui trame le roman, débouchant ainsi sur une sorte de thriller littéraire dont le déroulé et le dénouement laissent sans voix. Néanmoins – et c’est là la force du livre – des traces indiciaires, habilement distillées au cours du récit, soulèvent des interrogations, inquiètent, poussent au doute. Et c’est cette intelligence de la lecture, du lecteur, qui pleinement amène le roman à l’éclosion, à la lumière, à la vie. On pense – c’est irrésistible – à Maurice Blanchot : C’est que tout texte, si important et si intéressant qu’il soit (et plus il donne l’impression de l’être), est vide – il n’existe pas dans le fond ; il faut franchir un abîme, et si l’on ne saute pas, on ne comprend pas (In l’écriture du désastre).
L’intelligence de Franck Bouysse est de croire sans jamais douter en l’intelligence de son lecteur. Il parie sur son attention, sa perspicacité, sa capacité à recréer les rhizomes que l’auteur met en œuvre. Il accomplit, en fin de compte, le seul acte possible de littérature. Franck Bouysse est un admirateur inconditionnel de William Faulkner. Il en a appris de toute évidence l’art du réseau des éléments narratifs, leurs échos profonds, les sens qui jaillissent non de l’un ou de l’autre mais de leur mise en relation, de la révélation que chacun porte sur l’autre. Il nous offre ainsi, avec L’Homme peuplé, un roman accompli.
Dans la noirceur rurale qui lui est familière, Franck Bouysse tisse un récit dont la trame se serre jusqu’à ne faire, finalement, qu’une tresse unique. Dans un cadre d’une simplicité biblique, un village perdu, avec deux personnages centraux – deux vraiment ? – qui alternent régulièrement avec les chapitres, il élève un chant universel à la création littéraire. L’écriture de Bouysse est imprégnée de lectures jusqu’au moindre recoin : un élément, récurrent chez lui, métaphorise cette osmose lecture/écriture, la présence d’un écrit central dans le récit. C’était le journal de Rose dans Né d’aucune femme, ici c’est un livre de mémoires rurales. Harry, un écrivain en panne de création, le découvre dans le bric-à-brac de la vieille maison qu’il vient d’acheter dans le village dans l’espoir d’y trouver l’inspiration et, à défaut d’écrire, il va lire. Si le texte est d’un intérêt littéraire insignifiant, la fascination qu’il exerce sur Harry est immédiate et puissante.
Pendant que son repas chauffe sur le fourneau, il s’assoit à la table et boit en lisant Les mémoires d’un paysan du vingtième siècle. Il lit plusieurs fois l’introduction. Il faut du temps pour que ses yeux s’habituent à la lueur de l’ampoule poussiéreuse fixée sous l’abat-jour. Le récit déroule la vie de l’auteur, de l’après-guerre à la fin du vingtième siècle. Harry se plonge ensuite dans les premières pages. A l’évidence, le texte ne présente aucun caractère littéraire notable. Pourtant, dès le début, Harry est happé par le témoignage de cet homme qui déploie un luxe de détails fascinants. Le profane qu’est Harry ne sait rien, par exemple, de la manière dont on s’occupe d’un troupeau de moutons, comment on répare une clôture ou encore un abreuvoir. Absorbé par sa lecture, Harry en oublie les raviolis et l’odeur de brûlé signale trop tard le désastre. Il mange à même la casserole ce qu’il parvient à sauver, puis retourne à sa lecture en buvant du vin et en fumant. Lorsque le sommeil le rattrape, il s’écroule sur son lit et s’endort dans le silence craquelé par les mêmes bruits que la veille.
Harry sait qu’il a un voisin, Caleb, un petit fermier. Ou plutôt il le sent, comme une présence proche, presque familière et inconnue cependant. Les deux hommes semblent s’observer mutuellement, se jauger, sans faire le pas de la rencontre. Cela ajoute à l’atmosphère fantomatique qui environne Harry. Sofia, qui tient l’auberge du village, son éditeur au téléphone, son père malade, sont les seuls appuis au réel, contrepoint d’une solitude choisie mais qui dépasse largement son attente. Les fantômes peuplent le roman, plus nombreux sans cesse et Franck Bouysse nous conduit aux confins du fantastique, dans une de ces scènes stupéfiantes qui souvent surgissent dans les romans du réalisme magique latino-américain (on pense à Garcia Marquez et surtout à Guimarães Rosa). Harry est peuplé de fantômes. Comme l’est tout écrivain, comme l’est Harry, comme l’est Franck Bouysse. Car ce roman est bien un miroir tendu dans lequel l’auteur se regarde, avec ses élans, ses doutes, ses embardées et ses craintes. L’ombre de Shakespeare et de Hamlet n’est pas loin qui peuple la réalité des visions fugaces et terribles des spectres du passé et du présent.
Le bruit, de nouveau. Se répète, tout proche. Harry se penche. Une silhouette se dresse dans la cour, comme si elle venait d’émerger du trou, plus imposante qu’un homme. Harry est pétrifié par la vision du corps surmonté d’une énorme masse osseuse en guise de tête, en train de flageller ses flancs à l’aide d’un objet. Harry tente de ramener la vision à quelque chose de rationnel, de connu, qui pourrait être archivé dans sa mémoire. N’y parvient pas. Un filament de brume déchire un instant l’espace et floute sa vue, puis la lune éclaire à nouveau la forme, comme un lointain projecteur dirigé sur l’acteur à la fin du spectacle. La créature arrête de se frapper et se rapproche maintenant des marches. Harry relève le fusil prêt à la mettre en joue. Il la voit plus distinctement, ainsi que la corde qui pend le long de son corps. Elle est recouverte de laine. Harry ne voit ni cheveux ni peau sur la tête hideuse, qu’il est incapable d’identifier. Ses muscles ne répondent plus. Il se retourne, se plaque de nouveau au mur du pignon. Reprendre ses esprits, maîtriser sa respiration. Il doit rêver l’apparition. Il ne ressent plus le froid, la peur a pris le pouvoir et il ne peut rien contre.
Ce sont ces fantômes qui sont à l’œuvre dans l’écriture. Ils sont les personnages, plus réels que ceux de la réalité, qui écrivent par la plume de l’écrivain. Harry/Franck se fait passeur, porte-plume, scribe de ces esprits de l’ombre surgis de territoires oubliés.
Une mésange qu’un homme regarde à travers une vitre inaugure ce roman. Elle le clôt aussi, tenant dans ses petites pattes et son corps frêle tout le mystère de la littérature, porté ici par le style fluide et poétique d’un écrivain en pleine maturité. Elle clôt l’histoire d’un palimpseste étincelant.
Léon-Marc Levy
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