L’homme nu et autres poèmes, Alberto Moravia (par Philippe Leuckx)
L’homme nu et autres poèmes, Alberto Moravia, février 2021, trad. italien, René de Ceccatty, 320 pages, 21 €
Edition: Flammarion
Romancier, essayiste, journaliste, Moravia a souvent regretté de n’avoir été qu’un « poète raté », ce « désir déçu d’être poète » l’a enjoint à ne rien publier de poétique de son vivant, réservant ces poèmes à une édition posthume.
Et pourtant, Moravia a toujours beaucoup lu les poètes, de Montale à Eliot, en passant par Apollinaire et ses amis Pasolini et Penna. Il a vécu environné de poètes, ses proches Elsa Morante et Pier Paolo Pasolini ; l’essentiel de ce qu’il écrivait, il le publiait, et c’était presque toujours des romans, des récits de voyages, des essais. Pas de poème connu par son public.
C’est dire l’intérêt de cette publication, qui propose, en édition bilingue italien-français, des poèmes écrits essentiellement dans les années soixante-dix et quatre-vingt, des poèmes qui articulent souvent les thèmes de l’ennui, de la nudité existentielle, de la mort, du désenchantement ; c’était l’heure où le roman lui posait quelque problème ; c’était une période difficile, politiquement parlant.
Le poème est alors l’expression la plus personnelle qu’il puisse donner mais qu’il réserve à soi, comme une espèce de journal de vie. De fait, nombre de poèmes sont cette manifestation existentielle d’un soi déglingué, qui ne trouve plus sa place, qui désespère à regarder, durant des heures, « un abat-jour ».
D’autres textes font place à l’enchantement de la pluie africaine ou donnent force à des événements qui l’ont touché de près, comme ces poèmes où la figure de Pasolini prend une stature inédite.
Ces « comptines » comme il les nomme, avec un rien de mépris, il les veut simples, sans images, « nues » à son image, squelettiques, dressées verticalement, pleines d’alinéas, sans ponctuation, sèches, où les vers nombreux sont constitués la plupart du temps de deux voire trois mots seulement.
Cette esthétique, sans esthétique, nous impose un flux de lecture de vers courts, qui mène le lecteur vers l’essentiel du mot, du son.
La banalité, la simplicité, l’écoulement de la vie et de ses objets, la pauvreté même du poème comme celle de la vie, prennent là dans ce délitement des formes une manière d’écriture qui va à l’acte même de poser sur le papier les mots nécessaires de l’appauvrissement, comme si cette nudité des formes relayait celle de l’esprit et du corps (n’aimait-il pas jusqu’à l’excès ces haïkus japonais !).
Ces poèmes de mort, d’affreuse banalité, cernent un moment important de la vie de l’écrivain dans son grand âge :
Je parcours
de nuit
une rue qui m’effraie
parce qu’elle est trop droite
et trop éclairée
sans le moindre
défaut
ni la moindre
zone d’ombre
(…)
(p.217)
L’homme nu pressent la mort « sous la forme/ d’un noir relief/ pareil/ à un crâne » ; ailleurs, il se voit « immobile/ comme un mort/ bien conservé/ dans/ un bloc/ de glace ».
Ces poèmes, pleins de cadavres, de cendres, de déchets, d’ennui, de sommeils rudes, de cauchemars, et de regrets de ne pas avoir été à la hauteur, se closent sur un texte fabuleux de vérité, adressé au lecteur par l’assassin même de son meilleur ami Pasolini, Pino Pelosi, que le texte nomme directement, ce long poème d’effroi : « je dirai que j’ai tué un grand homme » (p.281).
Philippe Leuckx
Alberto Moravia est un grand écrivain italien, né en 1907, mort en 1990. Il a été découvert très jeune par son roman Les Indifférents (1929) et a ensuite été fêté pour de nombreux autres : Le Mépris ; L’Ennui ; La Désobéissance.
Philippe Leuckx est un écrivain belge né en 1955.
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