L’Homme de la scierie, André Dhôtel (par Delphine Crahay)
L’Homme de la scierie, André Dhôtel, éditions Sous le Sceau du Tabellion, juin 2020, 248 pages, 21 €
Nous rendons grâce aux jeunes éditions Sous le Sceau du Tabellion et à Alain Chassagneux pour cette réédition de L’Homme de la scierie, un roman de Dhôtel, paru en 1950 et épuisé depuis belle lurette – comme la plupart de ses œuvres, à notre grand dam.
André Dhôtel nous conte l’histoire d’Henri Chalfour, un homme d’une quarantaine d’années, employé à des basses besognes dans une petite scierie au bord de la Seine, près d’un village nommé Caunes. On le rencontre affaibli et perclus de douleurs : un accident lui est arrivé mais il en a perdu la mémoire. Il se rappelle seulement une cave, des pommes de terre et un pont de fer. Il ne sait non plus de quoi était faite sa vie, ni qui sont ces femmes dont les prénoms sont griffonnés sur la planche d’une fenêtre de son logis. Il ne s’inquiète guère, pourtant : « Un souvenir en appelle un autre, et il finirait bien par expliquer cette sacrée aventure ».
On y viendra, sinon au fin mot de l’histoire, du moins à quelque chose qui s’en approche, mais il faudra longtemps – à peu près le temps du roman, écrit dans une prose simple et claire, sans effets ni afféterie. Une fois le mystère posé et notre intérêt happé – sans qu’on sache au juste par quoi, comme souvent avec Dhôtel : est-ce la personne de Chalfour, l’étrangeté de sa situation, la simplicité et l’évidence avec lesquelles l’un et l’autre sont présentés… ? – le romancier remonte le temps dans une très longue analepse où, suivant sa poétique des tours et détours, se déroulent et s’enroulent les faits et les relations, se brouillent et s’embrouillent les sentiments et les motivations. Dhôtel raconte comme il déviderait une pelote très serrée et très emmêlée qu’il n’aurait peut-être pas enroulée lui-même: l’enfance de Chalfour, les combinaisons plus ou moins heureuses où lui et son frère se sont embringués, les liens improbables autant qu’irrévocables qu’ils ont noués avec les Joras, une famille riche, les vies des uns et des autres.
On retrouve dans ce roman les motifs familiers au lecteur de Dhôtel : des gens de peu et des notables locaux, des jeunes filles sauvages et brûlantes, des personnages singuliers et curieux, mus par des lubies, sujets aux marottes et ne suivant que leur caprice ; des intrigues insignifiantes et capitales qui se compliquent comme à plaisir et que la raison doit échouer à expliquer – comme il lui faut renoncer à rendre compte de quoi que ce soit. Il y a aussi la puissance du hasard, celle des rengaines et des paroles vaines, et celle des images qui s’éveillent un jour et ne cessent de nous hanter ; la banalité transfigurée, une étrangeté diffuse, l’errance. Enfin, une étonnante liberté, tant chez le narrateur que chez les personnages, mêlée au sentiment tranquille d’une obscure fatalité, et une amoralité paisible – un homme est tué, mais cela n’importe guère, sinon comme élément de la légende qui se fomente à propos de Chalfour.
Les motifs, mais pas tous : ce roman appartient à la première manière de Dhôtel, qui est plus sombre, où les réalités sociales et les difficultés sont marquées et où le merveilleux et la fantaisie qui lui sont propres ne se sont pas encore déployés : des reflets miroitent çà et là, mais n’ont pas encore l’éclat ni la force qu’ils prendront dans les romans écrits plus tard, à partir du milieu des années cinquante.
Il faut avouer que l’intérêt parfois se relâche : l’histoire tire en longueur et l’on s’y sent par moments comme abandonné, égaré, lassé de ces individus absurdes, de leur vie sens dessus dessous, du fatras des menus faits de leur quotidien et de circonstances à la fois anodines et décisives. On s’enlise dans la lenteur du récit, on glisse dans la torpeur. Cela dure quelques pages, puis on est repris par le conte : « comment ne pas s’intéresser, même de très loin, à ces gens tout affolés de vivre ? ». Car il n’est rien de plus vivant qu’un roman de Dhôtel, que ses personnages et que la façon dont il rend compte de l’existence : dans tout ce qu’elle a de foisonnant et de passionné, de paradoxal et d’insensé, comme s’il n’y avait rien de plus normal, et rien de plus digne d’intérêt, que cette succession désordonnée de choses banales et étonnantes et plus ou moins absurdes.
On sort de ce roman un peu flottant, pénétré de vagues certitudes – « les oublis deviennent parfois plus florissants qu’une attention obstinée » – et enclin à consentir, comme les personnages dhôtelliens : aussi bien à ce qui nous habite qu’à ce qui se présente : « Ainsi on écoute ses manies ou ses lubies, on perd son temps, et le temps vous découvre des choses ».
Delphine Crahay
- Vu : 1978