L’homme au complet gris, Sloan Wilson
L’homme au complet gris, janvier 2015, traduction (USA) Jean Rosenthal, 456 p. 17 €
Ecrivain(s): Sloan Wilson Edition: Belfond
« Le dessin particulier de cette craquelure attirait le regard des gens et, un jour que Tom et Betsy donnaient un cocktail, un des invités qui avait un peu trop bu demanda : “Dites-donc, c’est drôle. Vous n’avez jamais remarqué ce grand point d’interrogation sur votre mur ?
– Ce n’est qu’une lézarde, répondit Tom.
– Mais pourquoi en forme d’interrogation ?
– C’est une coïncidence.
– C’est quand même drôle”, conclut l’invité ».
L’homme au complet gris est l’histoire de cette craquelure, de cette fêlure dans la vie de Tom Rath, fêlure de la mort tragique de son père dont il ne sait finalement que peu de choses, fêlure de la guerre, – cette plongée armes à la main dans les ténèbres de l’Axe –, mais aussi de la trace de son amour italien trop vite oublié, comme si le rêve américain condensait et révélait toutes les fêlures de ses héros.
Héros malgré lui, Tom Rath est marié, père de trois jeunes enfants, salarié de la Fondation Schanenhauser. Il fait ses comptes, s’il veut changer de maison, financer l’éducation de ses charmants bambins, et pourquoi pas s’offrir une nouvelle voiture, il va falloir soit qu’on lui octroie une augmentation, soit qu’il aille voir ailleurs, et c’est au bout du compte ce qu’il va faire.
« La fièvre du dollar, se dit-il, voilà ce que j’ai, la fièvre du dollar. A la seule pensée de ce type, j’ai les mains qui commencent à trembler. Le salaud. Pourquoi ne lui plairais-je pas ? Il est peut-être dur, mais j’aurais aimé le voir avec moi il y a quelques années ; j’aurais bien voulu voir s’il aurait été aussi gaillard quand le sergent ouvrait la porte de l’avion à six cents mètres d’altitude et qu’il disait « Je crois qu’on arrive, mon capitaine. Vous êtes prêt ? »
L’homme au complet gris est le roman de ce saut dans le vide, sauter pour changer et se transformer, et comme pour un militaire, il serait suicidaire de ne pas s’y préparer, de ne pas savoir comment où et avec qui sauter. Triple saut pour Tom Rath : un nouveau travail – belle ironie de le voir s’occuper de préparer le lancement d’un comité national pour la santé mentale – une nouvelle maison – le testament de sa grand-mère –, Maria, son amour de guerre et l’enfant qui grandit en Italie loin de son père, qui s’invitent. L’homme au complet gris de Sloan Wilson est un roman de la mémoire. Mémoire de la guerre – l’auteur sait ce qui s’y joue, et comme il sait écrire, les souvenirs des combats sont comme des éclairs qui déchirent sa mémoire – la jeune sentinelle allemande était étendue à ses pieds, aussi désemparé qu’un patient sur une table d’opération. Mémoire de son amour de jeunesse soumis au décompte du temps du départ, le théâtre des opérations n’a que faire des amours de passage – il l’avait embrassée, alors, son baiser étant d’abord presque uniquement un geste de gentillesse, mais devenant vite beaucoup plus que cela. Le passé, la mémoire de ces instants de joie et de peur, les absences, nourrissent la vie de Tom Rath, héros tremblant, fêlé, dont chaque projet n’est finalement qu’un impossible rêve, les dollars et la nouvelle vie n’effacent pas les douleurs anciennes.
« Comme c’était curieux de constater qu’en vérité rien n’était jamais tout à fait oublié, que le passé n’était jamais complètement disparu, qu’il rôdait toujours, prêt à détruire le présent, ou du moins à rendre le présent ridicule, ou à rendre Tom ridicule, lui, le responsable de cette interminable et hideuse mascarade ».
C’est finalement une belle idée que d’offrir une nouvelle vie à L’homme au complet gris, les grands romans ont besoin d’être régulièrement invités aux banquets littéraires, où les convives les plus anciens doivent jouer des coudes pour trouver leur place, tant les modernes s’y pressent et que la mémoire des lecteurs flanche. On ne peut s’empêcher en lisant Sloan Wilson de penser à Fitzgerald, même précision, mêmes obsessions, et même passion de l’art du récit, du récit que ne cessent de traverser les doutes et les troubles.
Philippe Chauché
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