L’Histoire Splendide, Guillaume Basquin (par Philippe Thireau)
L’Histoire Splendide, Guillaume Basquin, éditions Tinbad, 2022, 341 pages, 23 €
Le poète se fait voyant par un long,
Immense et raisonné dérèglement de tous les sens.
Arthur Rimbaud
Pas de bonheur plus grand que commencer la lecture d’un livre qui place immédiatement le foutre au centre de tout. I-Au commencement. L’advenue au monde est immaculée, issue du souffle de l’ange Gabriel ensemençant l’oreille de Marie sainte. Verbe avant naissance. Ainsi le verbe est foutre. L’Histoire splendide de Guillaume Basquin, Éditions Tinbad, est donc d’abord l’histoire tragique de l’enfantement du monde (et suites pénibles).
Au commencement était le verbe, tout était foutu : l’invention d’Adam et Ève, des mots ; dérapage incontrôlé quasi assuré. « Les mots pullulent comme la vermine », chante Guillaume Basquin, et cela va loin. Filiation : « au tout début était le foutre verbal l’chaos quoi & ce foutre a engendré Jésus qui a engendré Adam qui a engendré Salomon qui a engendré Duns Scot qui a engendré Dante (…) qui a engendré Joyce qui a engendré Pascal (…) qui a engendré Céline (…) qui a engendré Sollers & qui pour finir m’a engendré ». J’abrège, au lecteur de rétablir la liste dans son intégrité.
Guillaume Basquin signe son deuxième ouvrage de référence après (L)ivre de papier avec cette Histoire splendide, fleuve sec de larmes, mer galopante au pied du Mont Saint-Michel. Le propos vise haut, au sommet de la croix, seul îlot de vérité approché, tout le reste étant pourriture, le verbe, l’écriture, pourriture, terreau naturel de l’auteur reprenant à son compte ce que la création (littéraire) laisse traîner derrière elle depuis les temps, c’est-à-dire, pourquoi pas, la possibilité d’une île, comme l’espérait Michel Houellebecq – qui ne figure pas dans la fameuse liste basquienne. Liste des sauvés. « Il existe au milieu du temps la possibilité d’une île ». Certes, mais sans bonheur conclut le roman de Houellebecq. Nihilisme de Houellebecq contre transcendance et merveilleux chez Basquin ?
Oui, L’histoire splendide est le projet insensé d’écrire « la véritable Histoire, littéralement et dans tous les sens », comme le projetait initialement Rimbaud à Londres en 1874. Projet prométhéen abandonné par l’Arthur qui s’en fut marchander sa vie en Arabie en compagnie d’esclaves et de trafiquants – que vaut la poésie dans le monde des vivants si la messe est dite, foi ébranlée. Et Basquin d’ajouter sur la quatrième de couverture de son livre qu’il racontera « de façon la plus polyphonique possible les dessous réels de l’Histoire » (ce qu’elle ne veut pas qu’on voie). Ce qui nous vaut une chaîne montagneuse en cinq parties, cinq sommets de l’Art pour cracher le monde et signaler qu’il existe un passage secret entre les crimes pour valoir à l’Homme.
Il fait fort en écrivant « je n’abandonne à Dieu que l’acte premier de la création ». Il poursuit « je suis une étoile filante sortie de sa trajectoire & pourtant je continue à tourner dans la voie lactée & à amasser des détritus du temps lui-même que je rends au lecteur ».
Le livre des Commencements et ses suites dans Mille romans, Terreur, Journal de confinement, plus un épilogue, soit la somme de L’histoire splendide, sont à la fois « une accumulation & une compression à la Arman de citations : un puzzle de notes un amoncellement de documents glanés dans tous les chapitres du savoir un texte en travaux de texte : une vorace décharge où le sens éjaculant s’égarera à jamais : & le Dieu montage aura prévalu contre sens & contre sagesse ». Telle est L’Histoire splendide en effet, une extension polyphonique de la monodie du pape Grégoire, père de l’Église. Qu’en aurait pensé Rimbaud, l’homme qui s’est opéré vivant de la poésie, comme l’écrivit Mallarmé ? Car il faut bien revenir au « grand écartelé » de la poésie, l’aller chercher en mer Rouge, à Harar, lui demander ce qu’il pense de tout ça, car c’est le monde qu’on déménage dans ce livre ! Qui est ce Basquin qui ose prendre sa place, la place de l’ange ? À seize ans Rimbaud écrivait à Izambard dans une lettre datée du 2 novembre 1870 : « Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille ». Déjà. Avant même le verbe et toute poésie. C’est dire que même avant le verbe, pour Rimbaud, la décomposition opère ; « le verbe, cette énigme », écrit Sylvain Tesson. La fin du poète est tragique. Sa sœur, Isabelle Rimbaud, rapporte qu’il ne pouvait plus supporter d’entendre un vers de poésie à la fin de sa vie. L’expression poétique, « ces rinçures », avoue-t-il à André, fils de son employeur César Tian à Aden. C’est naître qu’il aurait pas fallu, dixit Céline. Expulsion de la poésie.
Alors cette Histoire splendide de Rimbaud ? Un pacte faustien ? La lettre du 16 avril 1874 à Jules Andrieu, son frère d’esprit, éclaire :
« Je voudrais entreprendre un ouvrage en livraisons, avec titre : L’Histoire splendide. Je réserve : le format, la traduction (anglaise d’abord), le style devant être négatif et l’étrangeté des détails et la (magnifique) perversion de l’ensemble ne devant affecter d’autre phraséologie que celle possible pour la traduction immédiate : – Comme suite de ce boniment sommaire : je prise que l’éditeur ne peut se trouver que sur la présentation de deux ou trois morceaux hautement choisis. Faut-il des préparations dans le monde bibliographique, ou dans le monde, pour cette entreprise, je ne sais pas ? – Enfin c’est peut-être une spéculation sur l’ignorance où l’on est maintenant de l’histoire (le seul bazar moral qu’on n’exploite pas maintenant), (…). Pour terminer : je sais comment on se pose en double-voyant pour la foule, qui ne s’occupa jamais à voir, qui n’a peut-être pas besoin de voir.
En peu de mots : Une série indéfinie de morceaux de bravoure historique, commençant à n’importe quels annales ou fables ou souvenirs très anciens. Le vrai principe de ce noble travail est une réclame frappante ; la suite pédagogique de ces morceaux peut être aussi créée par des réclames en tête de la livraison, ou détachées. – Comme description, rappelez-vous les procédés de Salammbô, comme liaisons et [explications] mystiques, Quinet et Michelet, mieux. Puis une archéologie ultra-romanesque suivant le drame de l’histoire ; du mysticisme de chic, roulant toutes controverses ; du poème en prose à la mode d’ici ; des habiletés de nouvelliste aux points obscurs. – Soyez prévenu que je n’ai en tête pas plus de panoramas, ni plus de curiosités historiques qu’à un bachelier de quelques années – Je veux faire une affaire ici (…) Voyons : il y aura illustrés en prose à la Doré, le décor des religions, les traits du droit, l’enharmonie des fatalités populaires exhibées avec les costumes et les paysages, – le tout pris et dévidé à des dates plus ou moins atroces : batailles, migrations, scènes révolutionnaires, souvent un peu exotiques, sans forme jusqu’ici dans les cours ou chez les fantaisistes. D’ailleurs, l’affaire posée, je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment (…) ».
Il faut donc que l’auteur, pour écrire cette Histoire splendide, soit double-voyant : chaussé des semelles de vent de Rimbaud pour donner vie au réel, d’une part ; et racontant à sa manière ce que la foule ne saurait faire ni comprendre, c’est-à-dire tordre le cou à l’idée de démocratie et bonimenter à l’aise, « balader » l’Histoire, d’autre part. C’est comme ça que je comprends la dédicace de Basquin pour son Histoire splendide : « Pour mes amis complotistes, pas pour le public ». Son côté Joseph de Maistre.
Frédéric Thomas, dans la revue rimbaldienne Parade sauvage, évoque Henri-Dominique Lacordaire se rapportant à Dieu, ce que Guillaume Basquin ne méconnaît pas : « Dieu avait dans sa propre nature l’exemplaire d’une double vision, la vision intuitive et la vision idéale. Présent à lui-même par la vision intuitive, il découvrait par la vision idéale les choses qu’il devait créer ».
Tel est le programme de Guillaume Basquin, il me semble que Rimbaud apprécierait. Une histoire en morceaux. À la suite de Dieu.
Dans la deuxième partie de la somme-II, Mille romans se donnent à lire en éclats : somme de tout ce qui fut écrit et sera écrit. Premier roman en cinq mots : « J’entre par la porte étroite ». Référence explicite à la Bible. Choisir la difficulté qui mène à la gloire céleste plutôt que de flâner de facilité en perdition. Basquin s’y efforce mille fois, disons éternellement. Christ, suis-je là où tu demeures ?… Résumer Mille romans ? Impossible, le tout est un, et un est indescriptible.
Le 909ème roman devrait interpeller le lecteur, l’auteur y fait un aveu de taille : « Je suis voué à échouer / mais je souhaite rater mieux encore que Samuel Beckett – échouer fait partie de la page / comme une coulure de peinture acrylique sur un tableau moderne tel Guernica ». Dans « Cap au pire », Samuel Beckett écrit : « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux ». Freud et Lacan considèrent l’échec comme un acte manqué, le refoulement d’un désir inconscient, qui devient ainsi manière à s’interroger sur nos aspirations essentielles, sur ce qui nous rend singuliers. La singularité dans la fracture de la page, dans le recouvrement inopiné de la rature, par le palimpseste mais aussi le pillage. Le jeune Cioran se proposait « de piller la matière de la poésie pour redonner un peu de vigueur à la philosophie ». Sensibilité pour aider l’intelligible. Point de salut sans pillage. Ce qu’entreprend Guillaume Basquin avec la constance d’un chercheur d’or sans permis de travail.
« Dites-vous bien qu’un livre doit s’adresser à notre incivisme, à nos singularités, nos hautes turpitudes, et qu’un écrivain “humain” qui sacrifie à des idées trop acceptables, signe lui-même son acte de décès littéraire. Examinez les esprits qui réussissent à nous intriguer : loin de faire la part des choses, ils défendent des positions insoutenables… » écrit encore Cioran dans La tentation d’exister. Bref, l’écrivain doit échouer splendidement ! Rimbaud, pour revenir à lui, s’y est bien employé. D’Ormesson, le regard bleu de la littérature, n’est pas passé par la bonne porte, à trop vouloir étreindre on le sentait perdu au seuil des enfers.
Avec une douceur effrayante Guillaume Basquin gravit une pente rude avec III-Terreur, un nom si doux pour la sublime rage de tuer. Ainsi vont les temps roulés entre farine et sang. La Terreur tricote la mort de l’Humanité sur les pages animées de Basquin entre Révolution française, Bolchevisme, tragédie du Covid-19 ; la moindre des « qualités » de cette énumération sans fin est d’amener l’individu à reconnaître la Terreur comme intrinsèque à sa nature. Dès lors et logiquement l’auteur, après une courte lettre adressée à lui-même, IV-Pourquoi j’écris de si bons livres, nous dévoile son V-Journal du confinement, dans la suite de James Joyce en déponctuant le texte, l’une des raisons étant « de ne point faciliter aux petits et au premier sot venu l’intelligence de nos doctrines secrètes qui ne doivent rester accessibles qu’aux seuls savants lettrés » dixit Joyce himself. Je souligne en anglais, Guillaume Basquin aime faire cela, Stendhal aussi.
Enfin surgit du nihilisme porté par la figure actuelle d’un pape sacrifiant le Salut à la santé, l’Épilogue glorieux, celui de la porte étroite, contre pape et marée : « La violence de mes écrits est si dangereuse, si active, que je n’ai pour but, en imprimant mes affreux systèmes, que d’étendre au-delà de leur vie, la somme de leurs crimes ».
Philippe Thireau
Écrivain et éditeur, Guillaume Basquin publie son cinquième livre après (L)Ivre de papiers et Jean-Jacques Schuhl, du dandysme en littérature. Il témoigne de la folie complète de notre monde hyper-connecté qui semble-t-il n’arrive plus à vivre.
Philippe Thireau est écrivain.
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