L’Histoire d’un roman, Thomas Wolfe (par Léon-Marc Levy)
L’Histoire d’un roman, trad. américain Matthieu Gouet, 65 pages, 7,50 €
Ecrivain(s): Thomas Wolfe Edition: Editions Sillage
Ce petit livre est une incroyable fournaise, celle qui brûle le cerveau, le corps, l’âme d’un écrivain enfoncé jusqu’au fond de l’Enfer dans sa création. La phrase que vous venez de lire n’est pas seulement une métaphore ; les feux de l’écriture ont réellement consumé Thomas Wolfe, mort à 38 ans de « tuberculose méningée », après 8 années d’une production folle de plusieurs millions de lignes d’écriture, dont ses deux éditeurs successifs, Maxwell Perkins et Edward Aswell, tirèrent 4 romans somptueux et quelques nouvelles.
Wolfe raconte l’incroyable aventure de son destin d’écrivain, à travers une sorte de « making of » de son premier roman* qui nous emmène dans le tourbillon de sa folie d’écriture. Car nous sommes au-delà de l’artisan/écrivain, celui dont se réclament bon nombre d’auteurs, y compris les plus prestigieux, comme Faulkner ou Flaubert. Non, nous touchons là à une forme délirante de scriptomanie. Tout – corps et âme – cesse d’être pour ne laisser place qu’à un déferlement, une cataracte impétueuse que rien – seule la mort – ne peut arrêter ou modérer. Toute vie, tout appétit, tout sommeil, sont suspendus à la création écrite.
« Car le sommeil était mort à jamais, cet oubli clément, sombre et doux du sommeil de l’enfance. Le ver avait pénétré mon cœur, le ver s’était lové et se nourrissait de mon cerveau, de mon esprit et de ma mémoire – je savais que je m’étais finalement brûlé à mon propre feu, que j’avais été consumé par mes propres envies, que j’avais été pris au crochet de ce désir furieux et insatiable qui avait absorbé ma vie des années durant. Je savais, pour être bref, qu’il y avait dans mon cerveau, dans mon cœur ou dans ma mémoire une cellule éclatante qui dorénavant brillerait éternellement – que la nuit, le jour, à chaque éveil, à chaque endormissement de ma vie, le ver se nourrirait et la lumière brillerait – qu’aucun calmant, aucune nourriture, aucune boisson, aucune amitié, aucun voyage, aucun sport ou aucune femme ne pourrait jamais l’éteindre, et que jusqu’à ce que la mort ne recouvre ma vie de ses ténèbres absolues, jamais plus je ne pourrais m’échapper ».
A travers cette exploration de sa propre folie d’écriture, Thomas Wolfe nous livre – et c’est une précieuse rareté – les clés intimes de la création littéraire. On peut ainsi pénétrer au cœur des territoires secrets de l’écrivain. Tout ce qui nourrit son écriture, son rapport aux êtres, aux choses, les moteurs de son imagination et le mécanisme de sa mise en écrit. Chez Wolfe, le fonctionnement mnésique est particulier, vecteur de son œuvre. Ce passage splendide du livre en est brillamment révélateur. Comment ne pas penser aux mécanismes proustiens de la mémoire ? :
« Je crois que la qualité de ma mémoire se caractérise, dans des proportions plus grandes que la moyenne, par l’intensité de ses impressions sensorielles et par le pouvoir qu’elle a d’évoquer et de ramener les odeurs, les sons, les couleurs, les formes et le toucher des choses avec une netteté saisissante. Ma mémoire fonctionnait alors nuit et jour, d’une façon que je ne pouvais ni freiner ni contrôler, et qui faisait spontanément affluer dans mon esprit un courant de reconstitutions éclatantes composées des millions de formes et de substances de cette vie que j’avais quittée** et qui était la mienne, en Amérique. Par exemple, j’étais assis à la terrasse d’un café de l’avenue de l’Opéra, à regarder les éclairs et les mouvements de la vie défiler devant moi, et tout à coup je me souvenais de la rampe de fer qui longeait la promenade d’Atlantic City. Je la revoyais instantanément telle qu’elle était : ce vieux tuyau de fer, brut et galvanisé ; la manière dont les jointures avaient été effectuées. Le tout était si concret et si saisissant que je pouvais sentir ma main posée dessus, et en connaître les dimensions exactes, la taille, le poids et la forme ».
Petit livre étourdissant, voyage au pays d’écriture de l’un des plus grands auteurs du XXème siècle.
VL5 (très haute valeur littéraire)
Léon-Marc Levy
* Il s’agit de Look Homeward, Angel, publié en 1929
** L’auteur se trouvait alors en séjour à Paris
- Vu : 3288