L’herbe de fer, William Kennedy (par Yasmina Mahdi)
L’herbe de fer (Ironweed), novembre 2018, trad. Marie-Claire Pasquier (Prix Pulitzer, 1984), 283 pages, 18 €
Ecrivain(s): William Kennedy Edition: Belfond
Vagabondage
Le roman de William Kennedy (né en 1928 à Albany), L’herbe de fer, a été écrit en 1983, puis transposé en film par Hector Babenco en 1987 sous le titre français La force du destin. Le récit de L’herbe de fer (plante de la famille des tournesols) est raconté à l’imparfait, à la fois introspection mnémonique et journal d’errance. Dès le début du roman, en quelques lignes, une partie de l’histoire américaine est évoquée grâce aux noms des défunts aux consonances anglo-saxonnes, la quête oubliée des pionniers et l’invisibilité des Indiens cloîtrés dans des réserves, les différentes confessions religieuses présentes aux États-Unis, le base-ball, la ruralité, etc. Dans le cimetière en bordure de la ville, les tombes recouvrent « les restes mortels des riches », et les caveaux les plus somptueux côtoient les fosses communes – ce que l’auteur met en vis-à-vis (avec un humour grinçant) : « les coffres-forts de la banque céleste » avec plus loin « le déferlement des masses » ; une topologie d’Albany. Et tel Charon de passage, en transit dans les marais de l’Achéron, le protagoniste, Francis Phelan, revient au pays de son enfance, hanté par les restes de sa mémoire et celle de ses proches.
« Il se dégageait de là l’odeur sucrée de la putréfaction mêlée à l’odeur d’encens de la mort non méritée et des rêves interrompus ». La scène du cimetière est à elle seule un morceau d’anthologie littéraire édifiant, lyrique. L’herbe de fer serait la suite écrite par un Jack Kerouac désenchanté, vieilli, non plus virevoltant dans une errance choisie mais enfoncé dans la clochardisation et l’alcoolisme. Les phases de la vie d’un vagabond, ses maux corporels, internes et externes, sont décrits crûment. C’est aussi le contraire exact du rêve américain du foyer, du Home sweet home : « Franciseut soudain envie d’aller jeter un coup d’œil à la maison où il était né et où habitaient toujours ses salauds de frères et sœurs. (…) Que la baraque leur tombe dessus et les écrase tous (…) Qu’elle pourrisse, cette sale baraque ». L’on peut parler de littérature de l’excédent, à cause de l’évocation des excrétions, des excroissances, des existences menacées par de grands chocs, d’un trop-plein de misère et d’une ivrognerie chronique (l’alcool en excès). Une certaine morgue habite ces perdants de la société libérale face à leur propre décadence, ainsi qu’une foi naïve (un espoir de justice). Le romancier met en garde les lecteurs – ce qui est un paradoxe –, sur les croyances, la crédulité quant à la pérennité de la vie sur terre. Le vagabond Francis Phelan entame un dialogue avec les défunts dans un voyage psychopompe, et celles et ceux enfouis depuis longtemps (jusqu’aux pionniers) ressuscitent, ce qui leur permet rétrospectivement des révélations.
Si l’on comparait L’herbe de fer à un tableau, ce serait la représentation moderne d’un memento mori dans lequel un hobo méditerait au milieu d’ossements durant la fête de Halloween. Ainsi, la sauvegarde de soi reste l’unique légitimité pour l’individu traqué, famélique. L’on retrouve la sentence de Jérémie : « (18) Ce n’est que vanité, œuvre dérisoire ; au temps du châtiment, tout disparaîtra. /Mais je te donnerai ta vie pour butin, dans tous les lieux où tu iras » (Jérémie 45, 2-5, Archive for the sacerdoce baptismale, Ancien testament) Francis Phelan (le hobo), le trimardeur, sillonne le continent américain.
Yasmina Mahdi
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