Identification

L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.01.25 dans La Une Livres, Les Livres, Al Manar, Recensions, Poésie

L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas, Editions Al Manar, octobre 2024, 70 pages, 15 €

Edition: Al Manar

L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas (par Patryck Froissart)

 

Un nouveau recueil de poésie de l’écrivaine de langue française, d’origine roumaine, Luminitza C. Tigirlas, qui vient s’ajouter à un corpus déjà fort important d’œuvres poétiques.

L’ouvrage comporte trois parties, dont les titres condensent les thèmes fondateurs d’une écriture traversée par les images obsédantes d’un passé constamment en résurgence dans l’ensemble des textes :

– ante bellum : les frontières saignent

– la paix envoie des perce-neige au front

– j’ai vu la terre pondre la faim

Exil

L’auteure, installée et insérée en France, est née en Moldavie orientale, « terre roumaine occupée et annexée par les Soviétiques ».

L’amertume du déracinement, d’un bannissement contraint, la nostalgie de la terre mère devenue indûment et étrangement étrangère, la souffrance latente due à la cruciale certitude d’avoir été injustement privée du droit de vivre là-bas, de développer son être dans ce lointain désormais révolu, dans cet environnement naturel, géographique, historique, social, culturel en quelque sorte utérin et à tout jamais impossible à retrouver, hantent l’écriture.

 

La terre de Moldova se tient au lointain

au temps d’une étrangeté grondante

d’un ciel banni trop haut

et d’un désir détenu à ses frontières

[…]

Prutul est une rivière

et je suis son bord

du côté de l’Est

toujours en saignement de frontières

 

Guerres

L’histoire mouvementée de la République de Moldova, tiraillée, de par la bi-diversité ethnico-culturelle de sa population, entre l’Europe et la Russie, laquelle l’a amputée d’une partie (la Transnistrie) de son territoire immémorial, histoire jalonnée de conflits funestes au sein d’une région perpétuellement en tension, connaît une nouvelle période tourmentée depuis le déclenchement de l’attaque militaire russe en Ukraine. L’auteure ressent en son âme, en sa chair, en ses tripes, les séquelles des ravages de ces guerres régionales passées et présentes, qui ont fait et font « saigner les frontières » et exprime à la fois son horreur de toute guerre quelle qu’elle soit et l’espérance de voir s’épanouir sur les champs de bataille des perce-neige aux blancs pétales messagers de paix qui marqueraient la fin des sombres saisons belligènes.

Espoir illusoire ? Le titre du volume semble porteur d’une perspective optimiste, de cette paix qui serait régénératrice, qui redonnerait vie, et dont il convient, malgré la sombreur de la strophe ci-dessous, de considérer la potentielle instauration comme une impérative « évidence ».

 

La paix envoie des perce-neige au front,

Leurs clochettes maculées de vert

Leurs têtes hébétées

Prennent feu

Dans les mains des enfants.

 

Ils ne grandiront plus au bord de Dnipro.

 

Langue

La soviétisation de la région natale de Luminitza s’est accompagnée d’une assimilation linguistique forcée. Les réminiscences de cette russification, et de l’incarcération de l’écriture de sa langue maternelle roumaine dans le système alphabétique cyrillique, provoquent chez cette auteure trilingue, de façon lancinante, ici la traduction récurrente d’une révolte à jamais douloureuse, et là la pénible évidence de la difficulté, voire de l’impossibilité de pouvoir exprimer parfois dans la langue qui est devenue sienne par immigration ce qui jaillit spontanément dans la langue originelle.

 

Striures de l’autre langue

sur la face du mot qui s’ouvre –

infinie matière du souffle

[…]

Striures dans la peau du langage

le français ploie, il s’est barricadé

face à une langue natale

langue revenue avec épaisseur

– intraduisible –

dans la tombée de ton silence

 

Quelques belles perles extraites d’une brillante guirlande d’images :

 

A la pente de l’Est

la blessure

fume dans la chair

des mots en décomposition

[…]

Faisant la moue

sous les masques à gaz nous grandîmes

dans la paix armée des Soviets

– écorces blanches des bouleaux –

[…]

Tout était autre

et la lumière avait l’air coupable

d’un enfant qui se blesse

avec un phonème

 

Et l’ensemble est à l’avenant : une poésie poignante, voire déchirante, de défoulement, d’exploration de soi, de réouvertures de blessures existentielles, une poésie propre à une auteure titulaire d’un doctorat en psychopathologie exerçant la profession de psychanalyste.

 

Patryck Froissart

 

Luminitza Claudepierre Tigirlas, d’origine roumaine, née en 1966, en Moldova orientale, est une survivante de l’assimilation linguistique soviétique. Poétesse et écrivaine de langue française après avoir d’abord écrit en roumain, elle a publié de nombreux recueils de poésie, des essais littéraires et des textes de fiction.



  • Vu : 246

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart


Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)