L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas (par Patryck Froissart)
L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas, Editions Al Manar, octobre 2024, 70 pages, 15 €
Edition: Al Manar
Un nouveau recueil de poésie de l’écrivaine de langue française, d’origine roumaine, Luminitza C. Tigirlas, qui vient s’ajouter à un corpus déjà fort important d’œuvres poétiques.
L’ouvrage comporte trois parties, dont les titres condensent les thèmes fondateurs d’une écriture traversée par les images obsédantes d’un passé constamment en résurgence dans l’ensemble des textes :
– ante bellum : les frontières saignent
– la paix envoie des perce-neige au front
– j’ai vu la terre pondre la faim
Exil
L’auteure, installée et insérée en France, est née en Moldavie orientale, « terre roumaine occupée et annexée par les Soviétiques ».
L’amertume du déracinement, d’un bannissement contraint, la nostalgie de la terre mère devenue indûment et étrangement étrangère, la souffrance latente due à la cruciale certitude d’avoir été injustement privée du droit de vivre là-bas, de développer son être dans ce lointain désormais révolu, dans cet environnement naturel, géographique, historique, social, culturel en quelque sorte utérin et à tout jamais impossible à retrouver, hantent l’écriture.
La terre de Moldova se tient au lointain
au temps d’une étrangeté grondante
d’un ciel banni trop haut
et d’un désir détenu à ses frontières
[…]
Prutul est une rivière
et je suis son bord
du côté de l’Est
toujours en saignement de frontières
Guerres
L’histoire mouvementée de la République de Moldova, tiraillée, de par la bi-diversité ethnico-culturelle de sa population, entre l’Europe et la Russie, laquelle l’a amputée d’une partie (la Transnistrie) de son territoire immémorial, histoire jalonnée de conflits funestes au sein d’une région perpétuellement en tension, connaît une nouvelle période tourmentée depuis le déclenchement de l’attaque militaire russe en Ukraine. L’auteure ressent en son âme, en sa chair, en ses tripes, les séquelles des ravages de ces guerres régionales passées et présentes, qui ont fait et font « saigner les frontières » et exprime à la fois son horreur de toute guerre quelle qu’elle soit et l’espérance de voir s’épanouir sur les champs de bataille des perce-neige aux blancs pétales messagers de paix qui marqueraient la fin des sombres saisons belligènes.
Espoir illusoire ? Le titre du volume semble porteur d’une perspective optimiste, de cette paix qui serait régénératrice, qui redonnerait vie, et dont il convient, malgré la sombreur de la strophe ci-dessous, de considérer la potentielle instauration comme une impérative « évidence ».
La paix envoie des perce-neige au front,
Leurs clochettes maculées de vert
Leurs têtes hébétées
Prennent feu
Dans les mains des enfants.
Ils ne grandiront plus au bord de Dnipro.
Langue
La soviétisation de la région natale de Luminitza s’est accompagnée d’une assimilation linguistique forcée. Les réminiscences de cette russification, et de l’incarcération de l’écriture de sa langue maternelle roumaine dans le système alphabétique cyrillique, provoquent chez cette auteure trilingue, de façon lancinante, ici la traduction récurrente d’une révolte à jamais douloureuse, et là la pénible évidence de la difficulté, voire de l’impossibilité de pouvoir exprimer parfois dans la langue qui est devenue sienne par immigration ce qui jaillit spontanément dans la langue originelle.
Striures de l’autre langue
sur la face du mot qui s’ouvre –
infinie matière du souffle
[…]
Striures dans la peau du langage
le français ploie, il s’est barricadé
face à une langue natale
langue revenue avec épaisseur
– intraduisible –
dans la tombée de ton silence
Quelques belles perles extraites d’une brillante guirlande d’images :
A la pente de l’Est
la blessure
fume dans la chair
des mots en décomposition
[…]
Faisant la moue
sous les masques à gaz nous grandîmes
dans la paix armée des Soviets
– écorces blanches des bouleaux –
[…]
Tout était autre
et la lumière avait l’air coupable
d’un enfant qui se blesse
avec un phonème
Et l’ensemble est à l’avenant : une poésie poignante, voire déchirante, de défoulement, d’exploration de soi, de réouvertures de blessures existentielles, une poésie propre à une auteure titulaire d’un doctorat en psychopathologie exerçant la profession de psychanalyste.
Patryck Froissart
Luminitza Claudepierre Tigirlas, d’origine roumaine, née en 1966, en Moldova orientale, est une survivante de l’assimilation linguistique soviétique. Poétesse et écrivaine de langue française après avoir d’abord écrit en roumain, elle a publié de nombreux recueils de poésie, des essais littéraires et des textes de fiction.
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