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L’étreinte Amicale, Marie de Gournay et Michel de Montaigne, Claire Tencin (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 13.03.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Biographie, Essais

L’étreinte Amicale, Marie de Gournay et Michel de Montaigne, Claire Tencin, Editions Infimes, janvier 2025, 200 pages, 15 €

Ecrivain(s): Claire Tencin

L’étreinte Amicale, Marie de Gournay et Michel de Montaigne, Claire Tencin (par Patryck Froissart)

Claire Tencin remet ici en lumière, dans la Collection Les Ardentes, consacrée aux femmes célèbres oubliées, la vie de Marie de Gournay, une femme d’exception, une femme de lettres à l’œuvre quelque peu injustement occultée, autrice de Egalité des hommes et des femmes, un traité d’une grande audace publié au début du XVIIe siècle, à une époque où une femme déterminée à se consacrer aux études et à l’écriture littéraires était immanquablement la cible de gausseries, de mépris, d’ostracisation de la part des écrivains mâles, voire des dames de la haute s’intéressant un tant soit peu à la littérature…

Cette biographie détaillée, documentée, émaillée de références bibliographiques, de citations, d’extraits, met principalement en exergue le rôle de Marie de Gournay dans la rédaction définitive des Essais de Montaigne, et rapporte les efforts incessants, obstinés, voire acharnés qu’elle n’a eu de cesse, durant toute sa vie, de les faire connaître, de les corriger, de les annoter, de les classer, de les préfacer, de les faire apprécier, de les défendre envers et contre tout, de les faire éditer et rééditer par devant et pour les lettrés de son époque, du vivant de l’auteur et de manière posthume jusqu’à sa propre mort.

Pour Claire Tencin, il ne fait nul doute que la notoriété acquise par Montaigne à son époque doit tout ou presque à la lucidité de Marie quant à l’importance philosophico-littéraire des Essais et à son obstination à en faire partager la reconnaissance par ses contemporains.

Il convient de préciser que Marie de Gournay se présente partout et tout le temps comme étant « la fille par alliance de Monsieur Michel de Montaigne », ce qui n’est pas faux, et qu’elle s’en targue.

Claire Tencin part de ce lien civil pour reconstituer la relation intellectuelle, philosophique, littéraire entre ces deux personnages. Evidemment, bien que se fondant sur des recherches érudites, l’autrice n’aboutit qu’à une vision rétrospective très partielle, en pointillés, morcelée, des moments qu’ils ont partagés. Ce qui ressort de cette étude est l’interaction littéraire entre les deux célèbres protagonistes, l’influence réciproque de leurs échanges philosophiques sur leurs propres écrits. Relativement hypothétique est la nature des sentiments qu’ils ont éprouvés l’un pour l’autre, à quoi Marie fait références allusives dans son ouvrage intitulé Le promenoir de Monsieur de Montaigne, et à propos de quoi Montaigne lui-même s’exprime publiquement, de manière à peine équivoque, dans le Livre II :

« J’ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l’espérance que j’ai de Marie de Gournay le Jars, ma fille par alliance et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement… ».

Qu’à cela ne tienne ! Claire de Tencin suppute, et ne s’interdit pas de mettre un liant imaginaire entre les divers détails biographiques attestés. Elle en revendique le droit et le fait avec bonheur. En effet l’insertion, plus ou moins forcée, de ces fragments fictionnels procure à sa reconstitution une importante « valeur ajoutée » pour le lecteur, faisant du texte un roman biographique prenant.

« Michel de Montaigne est installé [en 1588] au château de Gournay […] La fiction reprend ses droits dans cet intermède où le temps s’est arrêté. De son séjour de trois mois chez Marie, l’Histoire n’a rien retenu, elle a perdu la trace de l’écrivain diplomate entre son arrivée en juillet 1588 et son départ en novembre […] Donc je repars de l’origine, là où tout a commencé au château de Gournay en 1588 sans aucun matériel factuel sur la nature de leur lien, si ce n’est les rares paroles inscrites dans leurs écrits respectifs : l’éloge de Montaigne dans le livre II et la préface de 1995 de Marie… ».

Quoi qu’il en soit, le questionnement, dans une grande partie du texte, sur la nature affective (et la suggestion clairement évoquée qu’elle ait pu être amoureuse et plus) de cette relation donne à la lecture une tension bienvenue, sous-jacente dans ce titre bien trouvé, cette « étreinte amicale » en quoi on entrevoit a posteriori tous les possibles.

Bien que part importante du livre de Claire Tencin, la mise en scène de cette liaison partiellement romancée, propre à susciter la curiosité du lecteur, ne doit pas occulter ce qui constitue le dessein substantiel de l’autrice : la remarquable carrière littéraire de Marie de Gournay, qui certes a pris naissance, force et beauté dans l’ombre du mentor mais qui s’est poursuivie et pleinement épanouie après la mort de ce dernier.

On suit avec grand intérêt le cours fluctuant de la vie de Marie de Gournay, faite de réussites littéraires et de luttes éditoriales marquées par l’audacieuse expression d’un féminisme précurseur, en particulier dans l’ouvrage titré Egalité des hommes et des femmes, cité en introduction de cet article, et on partage avec empathie son existence de célibataire ponctuée de tracas économiques, et l’exégèse de son œuvre, souvent déprisée par ses confrères masculins, d’écrivaine, philosophe, éditrice, traductrice émérite, à contre-courant des normes de la traduction de l’époque, de textes latins classiques, et autrice, entre autres ouvrages importants, d’un Traité sur la Poésie injustement mal reçu par la critique :

« Elle condamne la “nouvelle poésie” de Malherbe au service d’une idéologie aseptisante de la langue et fait l’apologie de son cher Ronsard au risque d’être considérée comme retardataire », ce qui lui vaut « cohorte de quolibets injurieux ». La postérité lui donnera-t-elle raison ?

Ce livre est vraiment de la belle ouvrage.

Merci, madame Claire Tencin.

 

Patryck Froissart

 

Professeure de Lettres et de Français Langue Étrangère, Claire Tencin vit aujourd’hui à Paris après avoir vécu des années en Inde dans le cadre de son travail de recherche en littérature. Elle a écrit des recensions pour L’Atelier du roman et Art Press, et poursuit aujourd’hui sa lecture critique dans la revue Diacritik. Depuis 2021, elle collabore à la toute jeune maison d’édition ardemment où elle crée la Collection Les Ardentes, engagée dans la republication des autrices effacées de l’Histoire.



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A propos de l'écrivain

Claire Tencin

 

Claire Tencin a notamment publié Ange Pieraggi, l’étoffe de la peau (essai), Editions Jacques Flament ; Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul, Editions du Relief. Elle participe à l’Atelier du Roman et collabore aux éditions ardemment dans la collection « Les Ardentes » qu’elle dirige « www.ardemment.fr

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)