L’Étoile brisée, Nadeije Laneyrie-Dagen (par Didier Smal)
L’Étoile brisée, Nadeije Laneyrie-Dagen, Folio, février 2023, 832 pages, 9,70 €
Edition: Folio (Gallimard)
En 1472, « Isabel de Castille avait commencé de détester ceux qu’elle appelait les assassins du Christ ». À Santoña, craignant (à juste titre) un « massacre », Shimon Cocia, barbier de son état, ordonne à ses deux fils, Yehonana et Yehoyakim, de prendre la route. Désormais « Joaquín et Juan », l’un partira vers le Nord, « Tolosa », l’autre restera dans le petit port de Getaria. Les deux, ont, cousu dans la doublure de leur cape, « un triangle en cuivre doré, la moitié d’un sceau de Salomon, la figure en étoile qui formait le symbole des Juifs ». Ils partent, s’inventent une nouvelle vie, et ces deux vies permettent à Nadeije Laneyrie-Dagen de peindre une fresque aussi réaliste que vue à hauteur d’homme (et de femme) de l’Europe entre 1472 et 1525, avec un brio sans nulle faille et un allant narratif qui fait que, comme lorsqu’on lisait Les Rois Maudits, on dépasse allègrement l’heure à laquelle il eût été raisonnable d’éteindre les feux.
La référence aux Rois Maudits, le chef-d’œuvre de Maurice Druon, est loin d’être anodine : outre le plaisir de la lecture, du roman qui file sous les yeux, de l’histoire qui prend tellement qu’on ne peut lâcher le livre, L’Étoile brisée offre le bonheur d’un roman historique à véritable hauteur des personnages, ainsi que dit, qu’ils soient fictionnels ou réels. Le plus évident, à ce titre, est l’ensemble des noms propres mais aussi des notions et savoirs, ainsi que des œuvres d’art ou des moments politiques mentionnés dans ce roman : Laneyrie-Dagen se cantonne à ce que l’on en sait entre 1472 et 1525, avec pour seule entorse à cette règle le moment où sera nommée la syphilis, qui, venue du Nouveau Monde, commence alors à faire des ravages, identifiée comme spécifique vers 1520 mais nommée environ vingt ans plus tard.
Le plus exemple de cet art de transporter le lecteur non seulement dans une époque autre mais aussi dans les ressentis propres à celle-ci est la description par un certain Martin Luther, de retour d’un séjour à Rome en 1510, de « ce qu’il appelait la chapelle de Sixte » (pas la « chapelle Sixtine », donc, c’est important) : « Sur les murs, des peintures imitent des tapisseries dans le bas, d’autres au-dessus portent des épisodes de la Bible, et encore plus haut il y a les portraits des pontifes. Je n’ai pas pu voir le plafond : des échafaudages le cachaient et on m’a dit qu’un peintre travaillait avec ses assistants. […] J’aurais aimé moi aussi voir ce qui se faisait, mais l’homme qui nous accompagnait nous a expliqué que le peintre était sourcilleux et qu’il n’était pas question d’aller le déranger ». Puis Luther d’expliquer sa gêne à l’idée que les peintres soient « désignés par des noms d’archanges : Raffaello, Gabriele ou Michel… il ne savait plus ». À ce point du récit, n’importe quel auteur tirant à la ligne se serait fendu de deux ou trois pages encyclopédiques sur les peintres en question ; Laneyrie-Dagen en reste là, avec élégance et sagesse – puisqu’il s’agit alors de montrer le point de vue de Martin Luther (dont l’aîné des Cocia, désormais Joachim Kossa, est le médecin), pas de se livrer à une exégèse en histoire de l’art.
Pourtant, l’histoire de l’art, Laneyrie-Dagen la connaît bien, puisqu’elle a écrit ou co-écrit nombre d’ouvrages sur le sujet, soit de vulgarisation (ou plutôt : d’une approche aisée et permettant de rencontrer les œuvres pour qui est curieux, pas juste désireux d’acquérir un verni culturel), soit aux sujets plus pointus (on citera juste trois favoris : L’Invention du corps, L’Invention de la nature et, plus récemment, Animaux cachés, animaux secrets). Mais c’est peut-être bien ce qui explique ce choix, intelligent et amusant (il y a un côté devinette dans ce roman, on y reviendra), de montrer l’époque telle que la perçoit… l’époque : à force de regarder des tableaux médiévaux ou renaissants en se demandant quel était leur sens exact au moment de leur création et donc de leur première vision, on ne peut que désirer éviter tout anachronisme.
D’où aussi un jeu plaisant sur les toponymes, patronymes et autres noms de nouveautés pour l’époque : on a déjà cité « Tolosa » pour un Séfarade, on a déjà entendu Luther (dont le père s’appelait « Luder ») évoquer les « peintres » ; on peut aussi parler du « petun » ou d’un certain « peintre, Lucas Kronac (quelques-uns l’appelaient Cranach) ». Tout est à l’avenant, afin de plonger dans une époque où « un certain Léonardo vivait et travaillait à Milan : il remplissait la ville, paraît-il, d’incroyables chefs-d’œuvre » (novembre 1511, point de vue d’un homme qui travaillait à la fabrique de céramique des « Medici »), où Joachim Kossa reçoit d’un correspondant italien signant « du pseudonyme de Leo » et écrivant « quelquefois des lettres à l’envers » des dessins anatomiques d’une précision sidérante (on est en 1512)… On sourit souvent, de connivence avec l’autrice, en reconnaissant l’un ou l’autre indice, comme une devinette, donc – ainsi d’un « tableau célèbre » vue par Lisandra Vespucci à Florence et décrit dans une lettre rédigée en 1525 : un Vierge dont Laneyrie-Dagen se plaît à résoudre l’énigme (qui sont les pénitents représentés sous sa cape ?) par le biais du roman.
En respectant ce principe de l’époque vue par l’époque, et en suivant les destinées de deux frères, l’un devenu médecin en Allemagne, l’autre navigateur et cartographe en Espagne (au service d’un certain Critobal Colón, puis d’un certain Amerigo Vespucci), en comblant des trous narratifs dans la grande Histoire et la petite histoire, l’autrice brosse surtout un panorama complet d’une véritable charnière historique : la transition entre un Moyen Âge fini depuis deux siècles en Italie et une Renaissance qui va éclater dans toute sa splendeur. Cette charnière, outre qu’elle grince à l’idée qu’un certain « Karl » monte sur le trône d’Espagne (et donc d’une bonne partie de l’Europe), ouvre des portes, donc les deux moindres ne sont pas la découverte d’un nouveau monde, avec toutes les remises en question et interrogations que cela suppose (ainsi en est-il du début de l’esclavage, refusé un Las Casas fréquenté alors par Juan Cosa, mais aussi de la place exacte à donner à l’Europe sur une carte du monde), toutes les nouveautés liées à cette découverte (le tabac, mais aussi la feuille de coca, et bien d’autres plantes encore) ou d’autres encore (le passage de la perle au diamant pour le signe du splendide précieux), ainsi que la réforme protestante et la place exacte de la notion de péché (lors d’une scène troublante d’érotisme entre Lisandra et Guido Liuciardi, et c’est la femme qui se « libère », mais d’une façon que seule une femme pouvait l’écrire). Cette porte s’ouvre aussi, façon boudoir secret, sur les ambiguïtés de tout un chacun, politique, éthique, philosophique mais aussi sexuelle (Doucine et Silvana, chacune troublante et pourtant exacte). Dans ce monde en plein renouveau, nul n’est un ange, nul n’est un démon, chacun ressent à sa mesure les bouleversements en cours, dont le moindre n’est pas la création d’un service de messagerie permettant au pouvoir politique étendu de s’affermir mais aussi au savoir de s’accroître et au commerce de se raffermir. Mais sans que Laneyrie-Dagen n’en fasse trop, on insiste, elle qui offre à chaque personnage son point de vue unique et restreint sur ces bouleversements, quitte à ce que ce point de vue relève de l’indifférence voire de l’ignorance – et c’est naturel.
Ce naturel est peut-être l’essentiel dans ce roman qui promène ses personnages des Canaries au Nouveau Monde, de l’Allemagne à l’Irlande, de Blois à Milan, de Séville à Londres, du Camp des Rois à Alger, en ce tout début du seizième siècle : bien que le lecteur sourie parfois de l’une ou l’autre coïncidence typiquement romanesque voire romantique (reprenons : Joachim Kossa lit une correspondance signée d’un certain « Leo » et, cinq pages plus loin, sa femme se rend chez sa cousine Barbara « mariée à un peintre, Lucas Kronach »… – on a souri, tant c’était extravagant), il se laisse porter par le flux narratif et est épargné de tout ressenti d’artificialité. C’est une époque, un monde en expansion, géographique, philosophique, économique ou encore artistique, que montre Nadeije Laneyrie-Dagen au travers du sort de deux enfants juifs jetés sur les routes par la haine (d’autres pages reviennent sur le sort peu enviable de cette communauté particulière), un monde où l’on se souvient que Pétrarque appelait Avignon la « Babylone du Rhône » et qu’il existait des légendes grecques auxquelles se référer, où une médecine basée sur la connaissance du corps prend peu à peu le pas sur des soins quasi basés sur des superstitions. On pourrait ainsi continuer des pages durant, tant L’Étoile brisée ressemble à un panorama total et pourtant discret dans ses effets, des années 1472 à 1525.
Mais surtout, Laneyrie-Dagen raconte une histoire chorale prenante, laissant à chaque personnage sa voix et sa voie, et le lecteur d’écouter et accompagner de bon cœur. Car si, comme tout grand roman historique, L’Étoile brisée donne à voir et connaître une époque, il donne surtout à la ressentir, à la vivre en compagnie d’êtres humains à qui l’autrice est parvenue à donner consistance, chair et âme. Mieux qu’un cours d’histoire, donc : une leçon de vie.
Didier Smal
Nadeije Laneyrie-Dagen (1957) est à la fois historienne et historienne de l’art. Ses principaux objets d’étude portent sur la fin du Moyen Âge et la Renaissance.
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