L’été où tout a fondu, Tiffany McDaniel (par Léon-Marc Levy)
L’été où tout a fondu (The Summer that Melted Everything), traduit de l'américain par Christophe Mercier mai 2019, 416 pages, 23 €
Ecrivain(s): Tiffany McDaniel Edition: Joelle Losfeld
« Hell is empty and all the devils are here »
The Tempest (La Tempête), William Shakespeare, Acte I Scène 2
La citation en exergue du grand Will pourrait à elle seule rendre compte de ce superbe roman. Le Diable se promène dans la Grand’Rue de Breathed (Sud de l’Ohio, au pied des Appalaches) sous les traits d’un jeune garçon noir de 13 ans au cours d’un été 84 caniculaire. Il répond à l’invitation par voie de presse du juge Bliss qui veut en découdre enfin avec lui devant un tribunal. Fielding Bliss, jeune fils du juge, se lie d’amitié avec ce doux « Satan » aux yeux verts, au point de l’accueillir au sein de sa famille, comme un deuxième frère. De cette trame narrative, Tiffany McDaniel fait un espace d’exploration du mal dans le village, transformant Breathed en métonymie d’Amérique.
Le Mal. Ce n’est pas le concept moral et/ou philosophique qui intéresse l’auteure dans ce roman. Il s’agit du Mal incarné dans les êtres, déposé aux articulations des comportements des personnages. Un mal qui œuvre comme une maladie physique, atteignant les gens les plus inattendus parfois, ceux qu’on aurait pu croire à l’abri de l’épidémie. Fielding, devenu vieux et narrateur de l’histoire qui revient à sa mémoire et qu’il nous rapporte, fut le témoin et l’acteur de cette maladie morale et physique qui atteignit les habitants de Breathed en cet été 84. Il avertit dès le début le lecteur, ce qui va arriver au cœur de la canicule de cette année-là, il s’en souvient comme d’une immense douleur, gravée à jamais en son sein, en son âme. Au point de n’être – il a plus de soixante-dix ans – jamais retourné dans ces lieux depuis, alors qu’ils furent, avant le cataclysme, un petit paradis tranquille où il vivait heureux et dont il garde une puissante nostalgie.
« Ça fait soixante-dix ans que je n’ai pas posé le pied sur le sol de l’Ohio. Le plus près que je m’en sois approché, c’est il y a quinze ans quand, une nuit, je me suis tenu du côté virginien de la frontière entre la Virginie de l’ouest et l’Ohio. J’ai mis mes mains autour de ma bouche pour que ma voix porte mieux au-delà de la rivière Ohio, qui marque la frontière, tandis que j’appelais tous ceux que j’avais connus autrefois. J’ai même crié mon propre nom ».
Fielding alors rapporte la Chute, celle du paradis perdu. Ou plutôt du Paradis Perdu puisque Tiffany McDaniel accompagne son récit, chapitre par chapitre, d’un exergue emprunté au Paradise Lost de John Milton. Comme celle de Satan, la chute est lente et inexorable. Le Mal, d’abord de la vie quotidienne, semble se condenser peu à peu, gagner en intensité, aller vers l’insoutenable. La maladie s’empare de Breathed, serre la ville dans une main diabolique : la mère alcoolique qui frappe sa jeune fille handicapée, les gens qui ne tolèrent pas l’homosexualité, la religion hypocrite, les mensonges. McDaniel fouille dans les âmes, découvre le mal tapi dans l’ordinaire des hommes. Celui qu’ils portent en eux et celui qui leur tombe dessus. Comme Elohim, le voisin nain qui avait un amour fou pour Helen et avait réussi par miracle à se faire aimer d’elle. Et puis, lors d’un voyage d’Helen en France en 1956, le Diable, la trahison et l’Andrea Doria…
« “Alors j’ai redécroché le téléphone, mais j’ai pas composé de numéro. J’ai juste attendu. La tonalité me bourdonnait à l’oreille, puis il y a eu un craquement, et j’ai su. J’ai su qu’il avait décroché”.
Je me suis agité à côté de lui. “Il ?”.
Le Diable. Je lui ai dit ce que je voulais. Je lui ai dit que je voulais qu’Helen rentre. Il n’a rien répondu mais je savais qu’il comprenait. Le lendemain j’ai eu un appel d’Helen. Je lui ai demandé qui était l’homme qui avait décroché son téléphone. Elle a dit que c’était juste un employé de l’hôtel qui lui apportait des serviettes, et de ne pas m’inquiéter, parce qu’elle rentrait plus tôt que prévu. Elle avait réservé sa place sur l’Andrea Doria, elle m’a dit. Est-ce que ça ne me faisait pas plaisir ? a-t-elle ajouté ».
Et le flot noir de la haine et du mal va enfler, bouillonnant dans les maisons et les rues de Breathed. « Nos péchés nous font enfler jusqu’à ce que l’étroit passage nous devienne infranchissable. Nous n’avons d’autre choix que de croupir, comme je croupissais, dans le bouillonnement de ce qui reste.
Oh mon Dieu consume-moi jusqu’à ce qu’il ne reste rien de moi ».
Le flot tumultueux qui va emporter tout sur son passage, les vieux chiens fidèles, les jeunes filles angéliques, les jeunes hommes qui rêvaient de Paradis, les dames qui avaient peur de la pluie.
Mais Breathed est le Paradis Perdu. Breathed est l’Enfer.
« Hell is empty and all the devils are here »
C’est le premier roman de Tiffany McDaniel. Il est impressionnant de maîtrise.
Léon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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