L'état des sentiments à l'âge adulte, Noémi Lefebvre
L’état des sentiments à l’âge adulte, février 2012, 200 pages, 19 €
Ecrivain(s): Noémi Lefebvre Edition: Verticales
Etre heureux est une question humaine, dit la narratrice à un moment donné de son récit haletant. Elle n’a pas de nom ni de repères dans un Paris qui se résume un peu aux alentours de la Place d’Italie et de la Gare du Nord. Un jour, un matin, cette question humaine, soudain, semble la saisir, l’empoigner sans possibilité d’y échapper. Elle la présente comme « un changement de vision » ; c’est-à-dire un rejet catégorique de toutes ces fictions plus ou moins conscientes qui permettent d’être encore motivé en dépit du bon sens, d’être distrait de « l’insondable douleur de vivre ». Une perte de toute illusion forcément douloureuse.
Jean-Luc, le compagnon, au chômage, n’a plus l’énergie élémentaire de se faire propre pour les entretiens d’embauche – il vise à un poste de chef de vente ; la narratrice elle-même, diplômée de l’université, n’a pu trouver qu’un emploi de travailleuse sociale. Tout le roman ou presque, en vérité, va décrire le contenu de ce travail social. Et cela a comme la valeur d’un vécu. Sa collègue Mariama, que ses « emmerdements » d’immigrée d’origine sénégalaise semblent paradoxalement mettre à l’abri de tout sentiment de désespoir, et elle, se relaient (de « douze à quinze » et de « cinq à huit ») auprès de… Victor Hugo. Hugo, sans cesse présenté ainsi : « Celui que je connais personnellement, pas celui que tout le monde connaît au moins de nom ».
Hugo a… quatre-vingt treize ans. Il est presque aveugle, ne peut plus bouger, a des dents amovibles et un caractère très éprouvant pour ses deux aides à domicile. A tour de rôle donc, la narratrice et Mariama ont pour tâche de lui « nettoyer le cul » – c’est décrit avec soin et précision –, de le raser, de faire passer entre ses lèvres récalcitrantes la « purée de brocolis », de lui faire la lecture – non pas des œuvres de son grand homonyme dont il n’a cure mais des lettres d’amour qu’une maîtresse inoubliable lui adressait jadis, dans les années d’immédiate après-guerre. A coup sûr, la vue quotidienne de ce naufrage physique de Victor Hugo est pour beaucoup dans l’état d’esprit désespéré de la narratrice. Sa vive sensibilité est tisonnée par cela.
Le roman est composé de très peu de personnages, mais il est d’une densité thématique remarquable (l’Histoire, la politique y sont fortement présentes). L’âge adulte, c’est l’impossibilité d’ignorer désormais, c’est la conscience. « … La pluie sur le carreau, le vent sur les gouttières, les cloches de Pâques, des chaussettes qui sentent bon, un cul bien propre, des pieds sous la pluie massante, oui il y en a tant et tant de petites joies que ça occupe une vie, enfin si c’est pour ça ». Ces mots toutefois ne doivent pas faire penser à un roman étouffant de pessimisme. D’abord parce que, monologue, déroulement d’une conscience, la narration reprend son souffle pour ainsi dire et laisse donc respirer toutes les cinq ou six pages grâce à une division du récit en séquences plutôt qu’en chapitres. Le langage est créatif, vivant, expressif et constamment tenu, mine de rien. Ensuite, ce qui semble un tunnel tout à fait obscur et sans issue de secours pendant les trois quarts du roman, soudain ouvre sur… une généreuse aération (disons-le ainsi) que le lecteur ne devine pas avant d’y être. C’est dire que Noémi Lefebvre, avec ce deuxième roman, réussit magistralement un exercice de vérité et de style.
Théo Ananissoh
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