L'espoir, cette tragédie, Shalom Auslander
L’espoir, cette tragédie, traduit (USA) Bernard Cohen, janvier 2013, 327 pages, 20 €
Ecrivain(s): Shalom Auslander Edition: BelfondDe l’imagination, ne dit-on pas qu’elle est « la folle du logis » ? Alors, quand il s’agit d’Anne Frank en personne, vieille à n’en plus finir, rescapée des camps de la mort, qui se traîne dans le grenier-cerveau de Solomon Kugel…
L’humour corrosif et salutaire de Shalom Auslander agit à la fois comme un révélateur, et comme un décapant. Juif américain de la classe moyenne supérieure, bien entendu en analyse avec un psy, le Professeur Jovia, dont la théorie se résume à : l’espoir fait mourir, Solomon emménage avec femme, fils et une mère sénile à ses heures, à la campagne.
Elevé en l’absence du père, par sa mère entièrement accaparée par l’Holocauste qu’elle n’a connu ni de près, ni de loin mais dont elle se sent « porteuse saine » : « Certains soirs, elle venait s’asseoir au bord de son lit et lui racontait des histoires effrayantes d’émeutes, de tortures et de pogroms » (p.77), Solomon Kugel va, tout jeune, endosser ce fardeau avec, entretenue par cette mère schizophrène, la peur d’un « retour des choses ». Kugel est obsédé par la mort, et surtout le fin mot, le mot de la fin : « Anhédonie : l’incapacité à éprouver du plaisir, avait diagnostiqué un psychiatre qu’il avait consulté. Ce à quoi Kugel avait rétorqué que non, ce n’était pas une incapacité, c’était la conscience que le plaisir n’est qu’un prélude à la souffrance, à quoi le psychiatre avait répondu : Exactement » (p.151-152).
Aussi, quand guidé par la pestilence, il va découvrir qu’Anne Frank en personne – représentée un peu comme une sorcière, un être repoussant : l’image de la mauvaise conscience – vit dans son grenier, ne va-t-il pas s’en étonner outre mesure. Mère au rez-de-chaussée, Anne Frank au grenier se répondent, l’une – Anne Frank – étant la réplique de ce qu’aurait voulu être l’autre… jusqu’à ce que la locataire du grenier ne tienne pas les promesses de son nom, de son passé.
Entre-temps, il y aura eu ces épisodes à la fois hilarants, absurdes et grinçants d’un mur de cartons érigé au grenier, que Kugel appelle « le mur occidental » où, pour forcer le trait, la mère, sur de petits morceaux de papier glissés dans les fentes entre deux cartons, écrit ses suppliques à Anne Frank, près d’une chambre « Hello Kitty » qu’elle lui a confectionnée au centre du grenier pestilentiel : « Il a découvert sa mère agenouillée devant le mur ouest. Elle sanglotait en silence en apposant un post-it jaune sur le carton devant elle. Il y avait déjà au moins une dizaine de mots similaires collés au mur, et d’autres enfoncés dans les interstices entre les cartons » (p.295).
Il est recommandé – et salutaire – de faire sa propre moisson des nombreux clins d’œil, avoués ou à demi pardonnés : il faut cultiver son jardin : celui de Mère dont les légumes poussent comme par enchantement, après les razzias de Solomon dans le rayon du supermarché…
A la fin, ne sachant plus trop où donner de la tête ni à quel saint se vouer, lorsque Kugel jettera pêle-mêle, sur le sol du potager maternel, produits frais et surgelés en barquette, les pousses commenceront à sortir, que naturellement il écrasera consciencieusement…
Tout un symbole, comme ce livre entier qui s’achèvera par une surprise : lorsque Eve, l’agent immobilier, fera visiter pour la énième fois la maison de leurs rêves à un jeune couple fortuné qui trouve à chaque fois des réserves à faire, lorsqu’ils tomberont enfin d’accord pour acheter, ils auront eu le tort – ou serait-ce un acte manqué ? – de ne pas visiter le grenier :
« (…) mais d’une façon ou d’une autre, je vous le promets, la fiction reviendra. Pour la simple raison que ce qui n’est pas de la fiction est trop dur à supporter.
Levant la main, Eve a balancé les clés de la maison qu’elle retenait entre le pouce et l’index.
Alors, marché conclu ?
Consultant Sharon du regard, Nick a pris la main de Sharon dans la sienne et a souri.
Sharon a souri à Nick.
Nick a souri à Eve.
Eve a souri à Sharon.
Sharon a reniflé, le nez levé.
Mais… cette odeur ? » (p.326-327).
Qui sait ? Même en n’achetant pas chat en poche, il peut y avoir anguille sous roche…
Anne Morin
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