L’Escalier de la rue de Seine, Fouad El-Etr (par Laurent Fassin)
L’Escalier de la rue de Seine, Fouad El-Etr, L’Atelier Contemporain, juin 2024, 280 pages, 25 €
Edition: L'Atelier Contemporain
Roman picaresque ou mémoires d’un aventurier et esthète, L’Escalier de la rue de Seine nous entraîne dans le sillage d’une revue, La Délirante, « du beau nom d’un voilier qui croisait au large de Porquerolles » ; comme un encouragement à rompre les amarres « pour aller à contre-courant en quête de l’Absolu ». Fouad El-Etr, son fondateur en 1967, signe là un livre inspiré.
Pour ce poète et traducteur, né à Alexandrie en 1942 dans une famille libanaise, tout a véritablement commencé un « soir d’octobre 1965 […] nous passions rue de Seine, je dis à mon amie qui était au volant : “Freine, mais freine donc !” La coccinelle pila net. Je venais d’apercevoir, beau à couper le souffle, un dessin très noir dans une vitrine ».
Sam Szafran, l’auteur du fusain, occupait alors à Paris un atelier rue Castagnary, dans le XVe arrondissement. Entre l’artiste rescapé pendant la guerre de la rafle du Vélodrome d’Hiver, et l’encore doctorant à la Sorbonne (qui rédigeait, avant d’y renoncer, deux thèses, l’une sur Supervielle et l’autre au « titre pompeusement rédigé par Étiemble » (sic), « La Poésie comme ressort dramatique chez Yeats, Kleist, Synge, Supervielle, Schéhadé, et Pichette »), la rencontre aurait pu tourner court. Il n’en fut rien, elle scella une amitié. Celle-ci, entière, orageuse quelquefois, donne le ton de ce livre et en éclaire la structure. Il s’ouvre sur une correspondance à sens unique entre le poète et l’artiste, soit sept lettres écrites durant l’automne 1974, Esquisse d’un traité du pastel, et se referme plusieurs centaines de pages plus tard, sur une suite de notes brèves et poignantes, Tombeau, données par la poète après la mort du dessinateur et peintre, en 2019.
Entre ces deux moments-clés, Fouad El-Etr concentre notre attention sur l’histoire de La Délirante, revue de poésie ainsi qu’il l’affirme d’entrée, et qu’enrichira à compter de 1973, à cette même enseigne, une collection de livres rares, conçus de superbe manière.
Voilà qui donne lieu à un récit captivant, mené à vive allure et que rehaussent toujours judicieusement des lithographies, eaux-fortes, gravures, photographies, documents et autres œuvres d’artistes qui ont fait de La Délirante l’une des aventures éditoriales les plus captivantes en France au cours du demi-siècle passé.
Après le diamant qu’il avait offert, il y a trois ans, avec son roman, En mémoire d’une saison de pluie (Gallimard, 2021), c’est donc un nouveau joyau que propose l’écrivain. Pour nous en convaincre, quelques extraits de ce livre suffisent. À chaque fois s’y affirme l’homme de haute exigence, le fin lettré, le poète : « Il faudrait que tu lises Une Descente dans le Maelström, un conte d’Edgar Poe que tu trouveras dans le deuxième volume des œuvres complètes de Baudelaire que je t’ai données. Il y a là une description d’apocalypse d’un voyage au centre de la mer, qui te fascinera au plus haut point, à bord d’un tourbillon aux parois noires et lisses comme l’entonnoir de l’Au-Delà, ou bien d’un escalier qui aurait perdu jusqu’au souvenir de ses degrés – tu seras servi en fait de perspectives à pic et de points de vue en chute libre » (lettre à Sam Szafran, Paris, le 15 octobre 1974).
Au vrai, Fouad El-Etr n’aura jamais douté de sa vocation, ni de son talent. Dès le départ, il balayait les objections de plusieurs de ses proches quant au choix du titre qu’il entendait donner à sa revue La Délirante, fier voilier et vue d’un esprit qui avait lu Platon, son Phèdre tout spécialement (1). Cioran, à l’optimisme proverbial (?!), prédisait un naufrage et ne s’en cachait pas. Mais voilà : la constance dont allait faire montre le commandant de bord dans ses décisions, la sûreté de ses intuitions et de ses goûts n’ont eu d’égales que la rigueur et la fermeté qui ont prévalu dans ses choix. Sans changer de cap, l’homme a su défendre sa cause en prenant des risques. Au prix de sérieuses fâcheries, il a tenu sans fléchir la barre de son élégant voilier.
À maintes reprises, le lecteur aura l’occasion de mesurer son audace, de reconnaître l’orfèvre qu’il est en tout ce qu’il touche. Roman picaresque, a-t-on dit par conséquent, à propos de L’escalier de la rue de Seine. Cela est vrai, à la lecture de ce seul passage, retenu ici parmi tant d’autres : « […] le 26 juin [1969], le funambule Philippe Petit rallie sur un câble, en face de la Préfecture de Police, les tours de Notre-Dame. C’est moi qui lui ai donné le top départ en plaçant son sac de sport sur le toit d’une voiture noire. Tenant son balancier à deux mains, le voilà qui s’avance dans le jour qui se réveille sous la bruine. Les passants bientôt le découvrent, n’en croyant pas leurs yeux, s’interrogent du regard. Philippe se tient droit, comme un jeune cyprès dans le ciel. En bas c’est le branle-bas de combat. Interdits, les flics attendent les ordres, leurs supérieurs aussi. Les pompiers cherchent leurs clefs, se ruent sur une tour, puis dans l’autre, lui tendent les bras. Phillipe se détourne, fait la navette lentement, comme une sentinelle. Venez me chercher, semble-t-il dire. Il fait mine de se rendre ou laisser prendre, et abandonne soudain son balancier à qui croyait l’attraper. Il nage, les mains nues, dans le vide, bascule, non s’appuie contre le vent, voltige, fait un pas en arrière, puis l’autre et s’allonge sur son fil à mi-chemin des tours ».
Fouad El-Etr, funambule ? Oui, cela se conçoit ; un tempérament de cette sorte apprend, contre vent et marées, à tenir sur un fil. Mais retenons d’abord ceci : miroir d’une époque où le rêve signifiait l’espérance, reflet d’une existence au service de la Beauté, geste d’un homme peu ordinaire qui fait honneur à la littérature et aux artisans injustement méconnus grâce auxquels des livres de haute tenue voient depuis des siècles le jour, L’escalier de la rue de Seine justifie que nous prenions de la hauteur, en gravissant marche après marche ce chef-d’œuvre aux envoûtants degrés et spirales.
Laurent Fassin
(1) Dans son Phèdre, Platon évoque une forme « de possession et de délire […] qui vient des Muses ».
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