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L’Épée jetée au lac, Romans de la Table Ronde et légendes sur les Nartes, Joël-Henri Grisward (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 09.05.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Editions Honoré Champion

L’Épée jetée au lac, Romans de la Table Ronde et légendes sur les Nartes, Joël-Henri Grisward, éd. Honoré-Champion, novembre 2022, 192 pages, 38 €

Edition: Editions Honoré Champion

L’Épée jetée au lac, Romans de la Table Ronde et légendes sur les Nartes, Joël-Henri Grisward (par Gilles Banderier)

 

Savant d’une envergure immense, maniant des dizaines de langues (pas seulement l’allemand, le latin, le grec, l’anglais, le hongrois, le turc – ce qui eût déjà été remarquable), mais encore le sanskrit, le chinois, le vieil islandais, le gallois, etc., circulant comme chez lui dans des textes-fleuve, Georges Dumézil a raconté comment, de 1925 à 1931, il était parti enseigner l’histoire des religions à Istanbul où, faute de bibliothèques lui permettant de poursuivre ses recherches sur les Indo-Européens, il avait découvert les peuples du Caucase, chassés de leurs terres ancestrales par l’invasion russe de 1864 et installés dans l’empire ottoman. Avec une facilité déconcertante, il avait appris leurs langues si complexes (le géorgien, le tcherkesse, l’ossète, le laze, l’abkhaz, l’ingouche, le besleney, l’oubykh, qu’il décrivit in extremis, etc.) et recueilli leurs légendes, observant d’étonnantes similitudes avec les plus anciennes mythologies occidentales.

On sait qu’il s’attira les foudres des historiens de Rome, outrés qu’on pût éclairer les temps anciens de l’Urbs – ce réservoir de modèles humains et de hauts faits admirés depuis la Renaissance – par des récits indiens ou caucasiens. Sans jamais se revendiquer des méthodes de la littérature comparée, Dumézil fut, avec Ernst Robert Curtius, le plus prodigieux comparatiste du XXe siècle.

Instruit par les déboires qu’il avait rencontrés au début de sa carrière avec les disciples de Mauss et de Durkheim (disciples qui, suivant la règle générale, n’avaient ni la hauteur de vue, ni l’intelligence de leurs maîtres), regroupés au sein de « l’école sociologique française », Dumézil avait refusé de fonder à son tour une « école ». De toute manière, sa méthode de travail, jamais figée et donc non reproductible, ne s’y prêtait guère. Il avait cependant réuni autour de lui un petit cercle de disciples, nullement découragés par les rebuffades intermittentes du grand érudit : Atsuhiko Yoshida, Bernard Sergent, Christian Guyonvarc’h, Daniel Dubuisson, Joël-Henri Grisward, etc. Ce dernier, dans la lignée des travaux de Dumézil éclairés par ceux de Georges Duby (Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, 1978), avait publié une Archéologie de l’épopée médiévale (1981), mettant au jour les vestiges de la mythologie indo-européenne et de ses trois fonctions dans une chanson de geste, le « cycle des Narbonnais ». Quarante ans et autant d’articles plus tard, L’Épée jetée au lac reprend l’enquête, cette fois sur une matière autrement fameuse, ne serait-ce que grâce au cinéma (Excalibur de John Boorman) : la geste arthurienne. Et cette enquête est fascinante, qui met en évidence des similitudes nettes entre les textes arthuriens (pas seulement les poèmes de Chrétien de Troyes, mais cette matière immense qu’on peut approcher grâce à l’édition du Lancelot-Graal de la Bibliothèque de la Pléiade, ou dans le récent Quarto, sur Les Chevaliers de la Table ronde), et un autre corpus impressionnant, transcrit seulement au XIXe siècle par les savants russes venus explorer le Caucase après « l’épuration ethnique » de 1864 : l’épopée narte, que Dumézil avait présentée au public francophone par ses Légendes sur les Nartes (1930), son Livre des héros (1965) et ses Romans de Scythie et d’alentour (1978).

Les rapprochements proposés par M. Grisward – qu’il s’agisse de similitudes entre ce personnage très étrange qu’est le sénéchal Keu et le narte Syrdon, entre Gauvain, héros dont la force augmente suivant le cours du soleil, et Soslan, entre le roi Arthur et Batradz, qui rendirent tous deux le dernier soupir non loin d’une étendue d’eau, dans laquelle ils jetèrent ou firent jeter leur épée dont s’emparera une main mystérieuse sortie des profondeurs – sont trop précis pour qu’il puisse s’agir de coïncidences. Dès lors se pose la même question qu’à propos du dieu scandinave Loki, à qui Dumézil avait consacré un admirable essai, ou de ces étranges rituels de la religion romaine qui ne pouvaient être compris que grâce à un parallèle indien : celle de l’origine. Y a-t-il eu emprunt ou s’agit-il d’un fonds légendaire qui existait chez les Indo-Européens avant de se retrouver dans les romans de la Table ronde et les légendes caucasiennes ? Qui dit emprunt dit, en l’absence de contacts directs (rien n’indique que les Ossètes soient jamais venus s’aventurer si loin de leurs vallées), intermédiaires et l’on ne voit pas très bien quel peuple aurait pu faire connaître aux écrivains français, anglais ou gallois du Moyen Âge l’épopée ossète dont les personnages, comme l’a montré Dumézil, étaient déjà attestés chez Hérodote. Si transmission il y eut, elle n’aurait donc pu se faire (et comment et par qui ?) que de l’Est vers l’Ouest, des bords de la mer Noire vers l’extrémité occidentale de la péninsule européenne. Demeure donc l’hypothèse de la survivance de récits présents dans un fonds de « mythologie indo-européenne », à jamais hors d’atteinte, et ne pouvant, à l’instar des langues qui nous les ont transmises, être reconstitué que par des histoires encore racontées des millénaires plus tard.

 

Gilles Banderier

 

Joël-Henri Grisward est professeur honoraire de littérature française du Moyen Âge à l’université de Tours.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).