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L’ensorcelée, Barbey d’Aurevilly

Ecrit par Pierrette Epsztein 22.12.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Classiques Garnier

L’ensorcelée, octobre 2017, 405 pages, 29 €

Ecrivain(s): Barbey d’Aurevilly Edition: Classiques Garnier

L’ensorcelée, Barbey d’Aurevilly

Partons en voyage avec L’Ensorcelée, publié en 1852, qui n’est peut-être pas le roman le plus célèbre de Barbey d’Aurevilly. Dans cette virée, nous nous ferons accompagner par Pierre Glaudes qui en a rédigé l’édition critique, et qui, grâce à son érudition et à sa compétence, élargira notre lecture. Tout en essayant de traduire une vision qui nous soit propre, nous nous permettrons d’utiliser certaines de ses interprétations pour élargir utilement la nôtre.

L’ensorcelée est publié en 1852, au tout début du Second Empire. Dans ces années, la France traverse une époque de grands bouleversements sociaux, économiques et politiques. Elle a vécu la Révolution de 1848, a connu une Seconde République éphémère qui a contraint Louis-Philippe à abdiquer. Celle-ci sera dissoute à son tour, lors du coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851. Ce sera  alors la mise en place du Second Empire.

Barbey d’Aurevilly, qui ne se sent pas en phase avec les changements de son temps, revisite dans son roman la fin de la révolte de la chouannerie dans son pays d’enfance, la Normandie. L’auteur n’y cherche pas forcément une vérité historique, sa seule visée est de rendre son récit attrayant à la manière de Walter Scott, écrivain écossais qu’il admirait pour ses romans historiques.

Un voyageur, qui revient au pays après une longue absence, fait halte dans un cabaret « Le Taureau rouge, d’assez mauvaise mine », situé à l’orée de la lande de Lessay. Ce voyageur égaré restera anonyme, mais le lecteur peut imaginer qu’il est un double de l’auteur car il en épouse les idées. Il cherche à se rendre à Coutances, ville de la Manche qui est déjà dans ces années-là figée dans le temps. Sur l’instigation de la patronne du lieu, Maître Tainnebouy qui possède des herbages, élève des bestiaux, et se rend à une foire, accepte de lui servir de guide. Lui-même a quitté la région et n’y revient que de temps à autre pour ses affaires. Pour raccourcir le trajet, ils vont de concert traverser à cheval la « terrible lande de Lessay », une partie de la presqu’île du Cotentin, « stérile et nue », « propice à la mélancolie », et « qui ombre le paysage d’une estompe noire ». Ce coin qui recèle tant de mystères, l’auteur ne le connaissait pas mais il en avait tant entendu parler dans son enfance qu’il se délecte de lui redonner vie.

C’est durant cette pérégrination épique, dans cet espace de désolation où se déroulent d’étranges phénomènes que l’interlocuteur va demander à son guide de retourner dans un passé révolu, et réveiller la mémoire de la guerre de la chouannerie normande, une guerre de guérillas nocturnes où les « Bleus » républicains se heurtent aux derniers Chouans, catholiques fervents et monarchistes intransigeants, où nous croisons « les bergers » messagers de toutes les anciennes superstitions et jeteurs de mauvais sorts.

Nous sommes en automne. Au loin, dans le silence du soir qui tombe, résonne un son de cloche insolite qui intrigue le voyageur. C’est lorsqu’il qu’il demande à son guide de lui donner des explications que celui-ci lui apprend qu’elle annonce la messe des morts et qu’un nom est prononcé, celui de Jéhoël de la Croix-Jugant, mort il y a longtemps mais dont le souvenir hante toujours le lieu. Ce nom va servir de déclencheur à toute l’intrigue dont maître Tainnebouy va devenir le principal narrateur. Le lecteur se retrouve alors propulsé en « L’an VI de la République Française » qui correspond aux années 1797-1798. Un mystérieux personnage, presque un revenant, traverse la lande comme un fantôme pour retourner à l’Abbaye de Blanchelande – « le nom, ce dernier soupir qui reste des choses ! » – dont il a été chassé mais où il va, à la suite de circonstances singulières que nous découvrirons au fil du texte, pouvoir à nouveau exercer son sacerdoce. C’est autour de cet abbé et de son destin que toutes les péripéties du roman vont s’ordonnancer et que va se jouer le sort fatidique de tous les personnages qui l’entourent.

Qui est donc ce mystérieux meneur qui entraîne chacun dans un infernal tourbillon de catastrophes ? C’est un être complexe, contradictoire, qui fut d’une grande beauté sinistre et funèbre. Il a vécu, en libertin, une existence dissolue, a causé le désespoir et la mort de Dlaïde Malgy, une de ses amoureuses, qui mourra de chagrin d’avoir cru, en vain, pouvoir le conquérir et s’en faire aimer. Certaines circonstances dramatiques de sa vie vont en faire un être défiguré pour des raisons qui ne seront dévoilées que bien plus tard dans le récit. Il fait preuve d’un orgueil démesuré qui subjugue tous ceux qui l’approchent. Il masque son visage et vit encapuchonné sous sa cape de pénitent. Bien qu’il se montre indifférent et incapable d’émotions, cela ne l’empêche aucunement de fasciner la foule et tous ceux qui se risquent à l’approcher. Il est entouré d’une cohorte d’acteurs qui vont jouer un rôle plus ou moins important dans le déroulement des faits.

Qu’ils aient réellement existé ou qu’ils soient de pures inventions de l’auteur, qu’importe, puisque leurs caractères et leur façon de vivre sont d’une telle évidence que le lecteur se laisse prendre. Nous citerons ceux qui nourrissent et font avancer l’intrigue. Entre d’abord en scène Jeanne-Madeleine de Feuardent, descendante de seigneurs ruinés durant la Révolution. Elle a épousé sans amour Thomas Le Hardouey, gueux enrichi par l’acquisition de biens nationaux durant la Révolution. Dès qu’elle aperçoit l’abbé lors de la messe à laquelle elle assiste chaque jour elle est emplie de compassion, elle en tombe amoureuse et éprouve pour lui une passion folle. Lors d’un dîner, elle l’approche enfin. « Or, il était dit que, ce soir-là, Jeanne ne pourrait se séparer de l’être funeste qu’elle avait vu sous ses vêtements de prêtre si peu faits pour lui. Elle repoussait cette idée qui revenait comme une obsession fatidique, et tout, autour d’elle, la lui rejetait. Il y a parfois dans la vie de ces entrelacements de circonstances qui semblent donner le droit de croire au destin ! ». Pour lui, elle sera prête à tout, sans aucune intuition des conséquences que cela induira pour elle et pour son entourage. Il s’en servira comme messagère auprès de chouans sans jamais rien lui promettre en retour car il ne peut rien offrir à quiconque. Elle viendra souvent confier ses tourments à Clotilde Malgy dite La Clotte, femme qui fut une beauté et qui continue à s’opposer à ceux qui pendant la Révolution l’ont humiliée et châtiée. Elle est devenue une réprouvée, à moitié paralysée, condamnée à vivre dans une demeure délabrée, isolée de tous, objet de réprobation de tous pour sa conduite sulfureuse passée. Elle restera jusqu’au bout fidèle à celle chez qui elle a servi un temps et une ardente défenseuse de l’aristocratie.

Chacun des personnages principaux sont marqués par un stigmate. Le curé est défiguré, la Clotte est paralysée, et Jeanne porte depuis sa rencontre avec l’abbé une rougeur disgracieuse qui lui dévore le visage. Alors que les villageois étaient au début méfiants, voire hostiles, ils furent rapidement séduits par la majesté de cet être extraordinaire, sa grandeur, la puissance de sa voix lorsqu’il célébra la messe de Pâques : « Et commence cette messe fatale qu’il ne devait pas finir ».

Mais l’abbé était un être maléfique, et il entraînera tous ces acteurs dans la chute, le malheur et la mort. Après la disparition de tous les protagonistes, l’histoire se transformera, s’amplifiera d’un récitant à l’autre, d’une bouche à l’autre, et deviendra une légende qui accréditera toutes les plus fantaisistes et les plus fantastiques superstitions.

Si le sujet du livre est certes centré autour des guerres de la chouannerie, que l’auteur fait débuter au moment du retour du principal protagoniste autour duquel la vie du héros du livre va nous être rapportée, le récit déborde largement le dessein initial. C’est toute une époque qui nous est contée. Nous plongeons dans un mode finissant, de fin de race, dans une conception religieuse du monde. Nous y rencontrons des personnages hauts en couleur qui vivent des amours étranges et absolus se déployant au-delà des limites autorisés, nous sommes plongés dans des paysages impressionnants, nous découvrons une région peu reconnue, des mœurs reproduites avec une méticulosité scrupuleuse, des évènements obscurs à l’échelle de l’Histoire mais qui prennent une dimension épique pour les protagonistes. Cette odyssée qui emprunte certains éléments à la réalité traduit profondément la couleur du temps même si elle est pleinement amplifiée et magnifiée par l’auteur en raison de sa croyance implacable et passionnée dans la défense d’une juste cause, de son point de vue, même si elle finira dans la défaite de ses idéaux. C’est le drame pathétique d’un homme qui s’est trompé d’époque et de combat et qui porte en lui une vision très pessimiste de son époque.

L’écriture de Barbey d’Aurevilly est d’une extrême complexité. Elle galope à hue et à dia, truffée de digressions, de descriptions élégiaques, de longues tirades, de références historiques, de réflexions philosophiques teintées de déploration. Elle est enfiévrée et foisonnante. On pourrait la qualifier de baroque tant l’auteur multiplie les qualifiants pour tenter de cerner au plus près les émotions, les sentiments déclenchés chez ses personnages. Prolifèrent aussi abondamment les phrases enchâssées, les tournures complexes pour décrire les lieux, les évènements. L’auteur se délecte d’évoquer les vieux usages, les vieilles coutumes. Il se régale d’utiliser des mots fanés, de rappeler les métiers anciens et singuliers. De par le lieu où l’auteur situe son action, il apporte à la description une dimension allégorique, et de par l’inquiétante étrangeté des êtres et la forme inexpliquée de certains évènements, son style aborde parfois aux rives du fantastique. Il multiplie les points de vue, déléguant la narration à de multiples personnages qui, chacun à leur tour, prennent en charge le récit des évènements jusqu’au qu’en dira-t-on des quidams : « La jaserie, ce mouvement éternel de la langue humaine, ne s’arrête pas ni sur une tombe fermée ni en suivant un cercueil, et rien ne glace pas même la religion et la mort, l’implacable curiosité qu’Ève a léguée à sa descendance ».

C’est un roman noir où dominent la mélancolie et le mal de vivre, construit dans une dimension labyrinthique où le lecteur erre, mais malgré tout finit par trouver sa route pour son plus grand plaisir car l’auteur arrive à le séduire par les contradictions qui sourdent de chacun des acteurs de cette épopée. L’Ensorcelée est un roman du désenchantement, un roman de « l’intranquillité ». Et si on se délecte à le lire, de cette aventure il ne sortira pas indemne

Il n’est pas toujours aisé pour certains de se retourner vers la littérature du XIXème siècle, car elle nous semble bien éloignée de notre époque où tout va si vite. Cependant, il est utile de dépasser cette vision un peu simpliste. Contrairement à notre première impression hâtive, ce cheminement insolite nous permettra de faire des découvertes étonnantes et déconcertantes. Et cela nous conviera à réfléchir avec un peu plus de lucidité sur les tribulations de notre monde contemporain et peut-être nous permettre d’en comprendre, avec moins de certitudes et davantage de vacillations, les contradictions et les ressorts souvent cachés. En effet, L’Ensorcelée est un roman qui nous fournit des outils pour accéder à toute une pensée complexe et passionnante et nous offre une vision inattendue et parfois dérangeante mais qu’il est fructueux de ne pas méconnaître.

Même si l’histoire ne repasse jamais par les mêmes chemins, cette chronique peut être une façon d’appréhender, sous un autre angle, les prises de positions troublées et troublantes d’une partie des populations de notre monde contemporain, et de nous ouvrir à une plus lucide compréhension des actions de certains dirigeants qui pourraient nous sembler tout à fait opaques. Comment expliquer les réveils religieux ? Comment déchiffrer le retour des régionalismes et les replis frileux sur du connu ? Comment traduire la sourde renaissance de vieilles idéologies qu’on pouvait croire définitivement enterrées ? La lande, ce paysage central du récit, ne pourrait-elle pas être la métaphore filée de ce roman ? Car en fait, que désigne le titre énigmatique de L’Ensorcelée ? Ne peut-il pas être interprété de plusieurs façons ? On peut certes le comprendre, et c’est le plus évident, comme représentant Jeanne-Madeleine, cette femme envoûtée et folle d’amour pour le personnage du moine-chevalier à la triste figure, Don Quichotte du XIXème siècle qui se battrait contre des moulins à vent, convaincu d’être dans « Le Vrai » et héros dérisoire et pathétique d’un combat caduque, plus du tout en phase avec son époque. Ou bien on peut entendre dans ce titre le cri silencieux d’une armée de fantômes, combattants, enrôlés malgré eux dans une lutte vaine et prêts à offrir leur vie en sacrifice à une cause déjà révolue et qui erreraient sans but dans cette lande aride et terrifiante qui les engloutirait. Mais aussi, la lande, cet espace silencieux et ce titre effrayant ne pourraient-ils pas être lus comme l’expression des troubles qui agitent les peuples d’aujourd’hui, apeurés qu’ils sont par l’incertain de leur avenir ?

Et si c’était les trois ? Ne pouvons-nous pas, alors, les rapprocher de certains évènements contemporains où des Etats effectuent des replis frileux sur leur frontière et sur leurs certitudes et où des jeunes, hommes ou femmes, fanatisés par une idéologie dogmatique et folle, se laissent embarquer dans une aventure suicidaire ?

 

Pierrette Epsztein

 


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A propos de l'écrivain

Barbey d’Aurevilly

 

Jules Amédée Barbey d’Aurevilly, écrivain français, né le 2 novembre 1808 à Saint-Sauveur-le-Vicomte, en Normandie, mort le 23 avril 1889 à Paris, est issu de la petite noblesse normande profondément catholique. Un moment républicain et athée, il finit par adhérer à un monarchisme intransigeant sous l’influence de Joseph de Maistre. Il mènera toute sa vie une existence élégante et désordonnée de dandy. Il a été à la fois romancier, nouvelliste, poète, critique littéraire, journaliste et polémiste. Ses choix idéologiques nourriront une œuvre littéraire d’une grande originalité, fortement marquée par la foi catholique et le péché. Son œuvre a été saluée par Baudelaire et plusieurs écrivains ont loué son talent extravagant, notamment à la fin de sa vie. Hugo, Flaubert ou Zola, quant à eux, ne l’appréciaient pas.

Bibliographie sélective : Exclusion sera faite ici de ses essais, ses mémoires, sa correspondance et sa poésie, nous nous concentrerons exclusivement sur les romans  et les nouvelles.

Romans : Une Vieille maîtresse (1851) ; L’Ensorcelée (1855) ; Le Chevalier Des Touches (Alphonse Lemerre, 1879, l’édition originale a paru en 1864) ; Un prêtre marié (1865).

Nouvelles : Le Cachet d’onyx (1831), Léa (1832), L’Amour impossible (1841), La Bague d’Annibal (1842), Le Dessous de cartes d’une partie de whist (1850) (reprise dans les Diaboliques).

Recueil de nouvelles : Les Diaboliques (1874, deux des nouvelles du recueil ont été adaptées au cinéma, Les Diaboliques et Le rideau cramoisi).

 

A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.