L’Enquête, Juan José Saer (par Léon-Marc Levy)
L’Enquête (La Pesquisa, 1994), trad. espagnol (Paraguay) Philippe Bataillon, 190 pages, 16 €
Ecrivain(s): Juan José Saer Edition: Le Tripode
C’est un polar. Ah l’attrape-nigaud parfait pour qui prendrait ce livre en main avec cette seule affirmation en tête ! Et pourtant c’est bien un polar, mais écrit par Juan José Saer, un polar devient un étourdissant labyrinthe littéraire. Un dédale. Une toile d’araignée.
A propos de l’ouvrage des arachnides, la toile, la première qui saute aux yeux du lecteur c’est celle qui est tissée autour de la place Léon-Blum à Paris XIème. A vrai dire, une place à l’étrange topographie, un peu désordonnée : du Boulevard Voltaire partent, dans des directions complexes, la Rue de La Roquette (des deux côtés de la place), l’Avenue Parmentier, la Rue Sedaine derrière la mairie du XIème, l’avenue Ledru-Rollin vers le sud. Surtout, tout autour, un dédale serré de petites rues étroites et alambiquées. Une fausse place qui trompe son monde, qui décale un concept, qui sert de métaphore à un roman qui veut perdre le lecteur en l’emmenant au cœur de la magie de la littérature. Où est ce roman ? Dans nos mains ? Écrit par un paraguayen nommé Saer ? Ou bien dans ce mystérieux dactylogramme retrouvé par un groupe d’amis au Paraguay qui raconte – quoi ? – un épisode de la Guerre de Troie ou une histoire de meurtres en série de petites vieilles dans les rues qui étoilent la Place Voltaire dans le Xième ?
La question centrale du locuteur – plus que du narrateur – porte l’étrangeté narrative de ce roman. Dès les premiers mots de l’incipit un étonnement saisit : « Là-bas, au contraire, en décembre la nuit tombe vite ». Là-bas. Où ? Paris XIème répond la suite immédiate, boulevard Voltaire. Mais le narrateur où est-il pour que Paris soit « là-bas » ? Forcément dans un pays où, en décembre, les jours sont longs. Qui parle ? Roa Bastos utilise souvent les adresses à un « vous » – « comme je vous le disais » « mais n’anticipons pas » – que l’on prend a priori pour des adresses au lecteur. Ce n’est que peu à peu que nous découvrirons le lieu, le narrateur, et les destinataires de ce vous. Juan José Saer fait de nous des détectives, de plus en plus attentifs au moindre signe de l’écriture, les décrypteurs d’une autre enquête qui doit nous mener à déchiffrer le roman en son antre. Antre secret, obscur, où niche l’âme même de la littérature dont les questions essentielles sont toujours les mêmes : qui parle ? D’où ? A qui ? De quoi ? Saer joue à cache-cache avec le lecteur avec une virtuosité rarement égalée, usant sans cesse du décalage comme technique narrative absolue : géographique, psychologique, stylistique.
Paris sous la neige, glacial, veille de Noël. La brièveté des jours, le ciel bas et lourd, la chape d’obscurité qui plombe la ville et ses habitants. Et brutalement, au milieu d’une phrase, l’écrasante chaleur du Paraguay en plein été.
Pigeon (c’est un nom) qui est au Paraguay, qui découvre avec ses amis un manuscrit contant un épisode de la Guerre de Troie, et qui raconte l’affaire des vieilles dames du XIème, comment sait-il tout de l’enquête qui se mène à Paris et de son dénouement ? On peut se dire pourquoi pas après tout, il revient d’un séjour à Paris. Mais surgit vite la question suivante, abyssale : S’il peut en effet savoir ce que l’enquête révèle publiquement et sa conclusion, comment peut-il savoir ce que personne ne sait de la vérité cachée de l’affaire des vieilles dames du XIème ? Comment peut-il savoir ce que personne ne sait, sauf… le Serial Killer et… Juan José Saer, l’auteur du roman. Saer se dessaisit en quelque sorte de la position de démiurge de l’écrivain pour la donner à un personnage du roman. Un personnage qui s’appelle « pigeon »…
Néanmoins – il faut le répéter avec force – ce roman est, définitivement, un polar, un roman policier qui se réfère, en un hommage vibrant, à la littérature policière de la grande tradition. A commencer par son fondateur occidental, Edgar Allan Poe. Morvan, le solitaire, le rationnel, l’organisé, le maniaque de l’ordre, ressemble comme un frère au chevalier Auguste Dupin. L’affaire des vieilles dames se déroule à Paris, comme Double assassinat Rue Morgue. Et pour signer sa citation implicite, Saer utilise pour désigner le meurtrier inconnu, l’auteur de meurtres d’une sauvagerie inouïe, toujours la même périphrase : « L’homme, ou quoi que ce soit d’autre ». Pour qui se souvient du Double assassinat de Poe, l’allusion est claire : le meurtrier n’y était pas un homme mais un singe.
Dans la résolution du mystère par ailleurs, Saer fait allusion à la grande prêtresse britannique du roman policier – Agatha Christie – qui, dans un de ses plus célèbres ouvrages, stupéfie (et manipule) le lecteur de la même manière que Saer dans ce roman (pas question de dire quel est l’ouvrage de la fine Agatha, ce serait dévoiler la (presque) fin de l’enquête. A vous de trouver !). Saer qui comme Christie éprouve à l’égard des victimes des sentiments ambivalents, faits de compassion (un peu) et de sarcasme un peu sadique (beaucoup). Il n’est pratiquement jamais question du malheur qui frappe ces vieilles dames, assassinées après des tortures sadiques épouvantables. Les pauvres victimes sont des vieilles dames indignes, pour reprendre une formule de Robert Bresson, riches, égoïstes, salaces, accrochées à leur petite vie mécanique, vidée de sens. Qu’on en juge.
Paris fourmille de petites vieilles […] A l’intérieur des immeubles, on les voit monter ou descendre les escaliers, lentes, précautionneuses, avec un cabas ou un caniche nerveux, puéril et un peu ridicule, qu’elles portent dans leurs bras et dont elles parlent parfois à un voisin avec un vocabulaire d’analyse psychologique qu’aucun psychologue ne se hasarderait à appliquer à un être humain. Quand elles deviennent trop vieilles, l’hospice ou la mort les escamotent sans que pour autant leur nombre diminue, car de nouvelles promotions de veuves, de divorcées et de célibataires, au terme de ce laps de temps qu’on appelle la vie active, viennent, inconscientes ou résignées, après avoir enterré tous leurs parents et connaissances, occuper les places vacantes.
La fin du roman cloue au sol. Si l’araignée était la mouche ? Vertige virtuose du maître paraguayen jusqu’au bout.
Léon-Marc Levy
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