L’Ennemie, Irène Némirovsky (par Philippe Leuckx)
L’Ennemie, mai 2019, 162 pages, 16,90 €
Ecrivain(s): Irène Nemirovsky Edition: Denoël
Les Editions Denoël, en ce mai 19, rééditent un roman de 1928. Plus de quatre-vingt-dix ans après, cette œuvre n’a rien perdu de son acuité ni de son mordant psychologique. Jadis éditée sous le nom de Pierre Nerey (anagramme d’Yrène (sic, p.11), Némirovsky), l’œuvre, brève, égratigne avec talent le personnage d’une mère embourgeoisée qui se préoccupe plus de ses flirts que de ses deux filles.
Pour ceux qui ont apprécié Dimanche, Le Bal, Suite française, le roman de 1928 (la romancière n’a pas vingt-cinq ans) analyse subtilement les relations familiales. Gabri(elle) a l’œil déjà de l’adulte pour pointer les défauts de cuirasse de sa mère.
D’un couple désaccordé, les Bragance, on retient dans l’histoire davantage le personnage de Francine, « mère » si l’on peut dire de deux gamines, qu’elle laisse la plupart du temps à la surveillance d’une bonne, qu’elle confie à des préceptrices ; on est dans un milieu cossu où il importe de défendre autre chose que sa seule langue maternelle. On fréquente le Bois (de Boulogne), on sort beaucoup, et Francine, belle femme qui séduit, fréquente plus les essayages, les lieux de rencontres que le velours de ses salons. Michette et Gabri souffrent bien sûr d’un tel délaissement.
Le mari est absent pour affaires ; souvent à l’étranger, il en ramène un cousin, Charles, qui deviendra l’amant de la famille : la mère le cache entre deux voyages du mari cocu.
Gabri, seule après la disparition de la petite Michette, use de toutes les cordes pour s’opposer à sa mère, qu’elle épie, dont elle connaît la vie sentimentale extérieure au foyer.
À dix-sept ans, osant enfin la liberté – jusque-là, empêchée de sortir, obligée de suivre les cours d’anglais –, Gabri, belle comme sa mère, trompe tout le monde, sort en cachette, s’éprend d’un jeune Russe désargenté, tombé en variétés, une espèce de comte brutal… et l’engrenage fatal démarre.
Au-delà d’une écriture classique, au-delà du rythme enlevé d’une histoire au fond assez classique aussi (des parents absents, un amant, des mensonges, un esprit de vengeance : on n’est pas loin de Schnitzler), le roman est d’une modernité époustouflante pour croquer les dérives psychologiques de personnages féminins tout à la fois séduisants, calculateurs, profondément humains. Les mâles en prennent pour leur grade : l’appétit sexuel et leur violence leur tiennent lieu d’identité.
On n’est pourtant pas dans une littérature simplificatrice : l’atavisme qui pointe son nez, la description zolienne des milieux bourgeois, de la société d’après-guerre et de la déchéance d’aristocrates russes installés à Auteuil, sont quelques-uns des atouts de cette œuvre à redécouvrir avec un immense plaisir. Entre Colette et Mauriac, il y a cette voix d’Irène Némirovsky qui a mis beaucoup d’elle-même et de ses proches (à lire, la belle préface de Philipponnat) dans cette Ennemie : les portraits de la mère Francine et de la jeune Gabri (un cabri révolté) sont étincelants de justesse.
Philippe Leuckx
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