L’enfant fini, Edith Msika
L’enfant fini, octobre 2016, 126 pages, 12 €
Ecrivain(s): Edith Msika Edition: Cardère éditions
D’abord l’objet. Douce couverture, ferme et souple, crème et jaune, couleur caramel pour le titre. D’abord le grain du livre et son grain de peau. Le titre donc, en lettres minuscules, une police noire qui plaît à l’œil. Au dos, on y va toujours n’est-ce pas, juste quatre lignes.
Au bord de l’Hudson à Manhattan, Jasper, né au moment où les tours du World Trade Center viennent d’être percutées, fasciné par l’Europe et la peinture hollandaise du XVIIe siècle, écrit dans son cahier pour ne pas oublier ce qu’il vit.
La façon dont on entre dans la scène conditionnerait la lecture. De l’importance du contexte.
Le papier donc, il est épais, de bonne qualité, le mot clair, il a de la place. De l’amplitude. Il en faut pour écrire avec des mains d’enfant. L’enfant observe le pêcheur et la belle dame assise au parc, belle, il ne l’écrit pas. Il rêve qu’elle vient d’Europe. L’Europe compte ses places, l’Europe pour Jasper possède des places d’armes, des parlements, des bassins, des ponts, des pierres blondes, de l’histoire, des automates et des costumes. Lui il est de l’autre côté de l’Europe, presque en face, dans l’actualité maintenant, passé de l’histoire à l’actualité. L’enfant est au niveau des choses et des instants. Jasper ?
Jasper, verbe signifiant bigarrer de diverses couleurs pour imiter le jaspe, cette roche silicieuse employée en bijouterie colorée en jaune, en rouge, en brun, en noir.
Les couleurs du parc à Manhattan. Et celles de l’eau aussi. Trois minuscules voyelles sans besoin du moindre morcellement, la coupure de la consonne. Jasper est au bord, l’eau comme un miroir, là-bas en Europe les ponts enjambent, ils relient, ici il est au bord du gouffre des Twin Towers, ici les ponts sont en fer, ils séparent les rives, ils définissent les distances. L’Hudson calcule, l’Hudson cisaille les entrailles de la ville. L’enfant se tient sur le bord, prêt à sauter dans le vide, le vide et le temps de l’enfance, l’enfance du temps où « le temps est inclus dans l’air qu’il respire ».
Jasper, tel un fantôme, glisse d’un bord à l’autre, des architectures aux visages des adultes qui du mouvement en singent les rouages. Le monde est en-dessous, sous ses pieds d’enfant, l’Europe, il la voit dans l’eau, sous la surface, dans les lignes de son cahier, l’eau est son fluide conducteur.
« Il repense à ce que Clémence V. venue d’Europe lui dirait des ponts ici et là-bas, comme s’il fallait absolument des différences – tout est peut-être pareil partout ? – ; à la durée du temps pour construire tout ce qui est construit ; à la faculté à détruire en un instant ; aux lieux près de l’eau qui lui permettent de ne pas être trop solide. Sans de désagréger, mais en ayant la possibilité d’emprunter plusieurs formes, de se répandre un peu, de se déprendre un peu ».
Enfant, être, finitude. L’architecture du livre c’est d’abord une musique, des boucles, des loops, vingt-huit chapitres s’ouvrant sur une reprise, un refrain, comme autant de méandres. Enigmatiques. Et trois mots pour faire tenir chaque chapitre, pour faire son titre, inscrits non pas sur le fronton du texte mais en annexes du livre, entre les remerciements et les coordonnées de l’imprimeur. Quatre-vingt quatre mots-clefs au total, comme pour l’eau trois lettres-mots magiques, comme pour l’eau la chimie, le fluide, l’unicité des matériaux. Et chaque chapitre recommence, cherche, fouille, reprend la dernière phrase du précédent ou redit une autre séquence, resurgit et ainsi hors de son texte originel, elle saute à la gorge. Les choses et les matières sorties de leur contexte.
L’enfant a douze ans, l’enfant fixe l’après 2001, écrit pour ne pas disparaître sous des « foultitudes d’images », l’enfant étire son monde, condense sa perception augmentée de l’espace et du temps. Au-dessus de lui, les adultes lui disent ce qu’il est, d’où il vient, « l’équipe » qui veille sur lui, lui dit ce qu’il faut faire pour être. Avant, après. Les jours de son enfance à lui ne s’enchaînent plus, ils s’entassent pour s’étrécir, s’écrasent laissant des cases vides.
Les tours des adultes.
Soixante-quatre cases. Jasper déplace ses pièces sur des échiquiers en plein air, grandeur nature, portant ses pièces condamnées, son dernier fou, l’autre il le perd dès le début de la partie. Les places occupées. Les pièces manquantes remplacées par d’autres.
« Impossible de vivre sans accepter la substitution, ceci à la place de cela, si cela manque, et cela manque souvent, alors ceci ».
L’enfant ne parle pas, il note, sa voix est absente du livre, des couches et des couches sourdes de pensées, Jasper écrit des pages laminaires, dans son carnet imagine des dialogues, dessine les dialogues des adultes en vrai. Les adultes des tours.
Jasper est l’enfant né d’un effondrement, né triste, derrière lui les corps d’en-haut jetés, la peau, le fer, le verre et dans le ventre le petit-déjeuner. Devant lui ce ne sont que des chapes de béton, de l’acier fondu et de la poussière. Jasper grandit au sol. Enfant autiste, il détourne. Son regard détoure les différences, dérange, il est fixe. L’enfant fixe, le parc, le Museum là où il peut « apprendre sans personne », les paysages, des mots comme des pays, des visages, des usages « comme si le regard devait balayer fréquemment la surface de toute chose, comme un essuie-glace, comme si le regard fixant comportait un danger pour le visage regardé ». L’enfant qui examine les tours à défaut de contempler le ciel, l’eau et le parc à défaut de pouvoir admirer les adultes au-dessus de lui, ces adultes vers lesquels il ne peut plus s’élever. Les adultes des tours à terre.
« On oublie ce que l’on vit ».
Les jours empilés les uns sur les autres, briques, étages, vêtements, papiers, pieux d’acier et ces chicots noirs dans le paysage qu’il faut effacer, des murs de temps, des montagnes de jours factices, tous des amas désormais insondables. Jasper consigne ce que les adultes ont oublié.
« Les sentiments que Jasper a tant de mal à lire sur les visages, il peut les lire sur les peintures, ils sont là, ils ne bougent pas, c’est plus facile par rapport à la fixité du regard, les tableaux sont fixes et il peut les regarder longtemps, comme le pêcheur à côté regarde, sans bouger ».
C’est peut-être là que le temps livre sa dernière carte, le livre joue ici son dernier acte, vivre pour oublier, entre deux rives son propre espace, là où l’histoire est dans les murs et ailleurs où les murs tombent, sont désormais en verre ou ne sont plus. Vivre maintenant sans murs, sans remparts, sans horizons.
L’enfant ne parle pas, n’entend peut-être même plus, voit ce que les autres ne percoivent pas, à sa taille, et de sa main il retient le monde, il tient la main de l’adulte qui, au mieux, le guidera jusqu’à lui-même. L’adulte modèle. L’adulte absent. L’enfant écrit, des mots comme des écrans, eau, jour, bord, place, oubli, deux, bribes, tableaux, disparitions, différence.
Quatre-vingt quatre mots comme autant de vertèbres pour se tenir, soutenir le corps du texte, et écouter ce que deux personnes peuvent se dire d’un bord à l’autre. En dehors de cela, ici point d’histoire. Point de murs, de remparts, de voix, de visages auxquels s’accrocher. Les pages sont laminaires, sont poétiques, sont de notre temps, sont inquiétantes, sont violentes, sont douces, terriblement lapidaires.
« Le Ground Zero – expression apparue en juillet 1945 lors des premiers essais nucléaires américains au Nouveau Mexique pour désigner l’impact au sol d’une explosion nucléaire – serait la métaphore de ce qui existe, une métaphore monstrueuse, et Jasper en serait une forme de résultat, qu’il définirait dans son cahier, jour après jour, chaque jour désolidarisé du précédent, avec application ».
Sandrine Ferron-Veillard
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