L’Enfant aux cerises, Jean-Louis Baudry
L’Enfant aux cerises, 2016, préface et photographies Alain Fleischer, 20 €
Ecrivain(s): Jean-Louis Baudry Edition: L'Atelier Contemporain
L’Atelier contemporain publie en cette fin d’année un livre très utile et beau, illustré de photographies d’Alain Fleischer. C’est L’Enfant aux cerises de Jean-Louis Baudry, livre qui permet et autorise une réflexion sur la peinture. D’ailleurs, il s’agit surtout d’un recueil de douze articles pour la presse ou pour des catalogues, qui pousse le lecteur à se pencher sur les grandes interrogations de la peinture : est-elle un art du silence ? est-elle un art du temps ? comment s’articule ce qu’elle semble dire et ce que nous en disons ? quel est l’effet de la chose peinte sur l’homme d’aujourd’hui (qui peut accéder à la peinture par des reproductions) ? comment recueille-t-on en soi cette reproduction de la vie (car pour Jean-Louis Baudry, la peinture semble d’abord être figures) ?
C’est à cette rhétorique que fait appel le livre, et – peut-être même, surtout – dans une écriture d’une délicatesse extrême, ressemblant à des pages de la littérature romanesque (je pense à Proust, dont les premiers mots de La Recherche correspondent étrangement à la première phrase de l’ouvrage de J.-L. Baudry). Oui, une littérature qui s’enroulerait autour des sentiments les plus profonds, les sentiments de l’enfance (ce qui laisse entendre comment chacun de nous a été pris à un moment ou un autre par des images peintes – pour J.-L. Baudry il s’agit d’une lithographie de L’Enfant aux cerises qui ornait sa chambre). L’enfance comme imago.
Questionner les livres d’images, voyager et pérégriner dans les allées des musées, avec la fatigue et l’épuisement du piétinement, penser en même temps à ce que laissent ces visions comme trace « sulfureuse », comme une sorte d’autochrome, revient pour Baudry à revisiter l’enfance et son inclination pour Manet par exemple, ou d’autres fois, sans quitter le monde proustien, en devisant sur la peinture d’Elstir. Retenons quand même quelques lignes de l’ouvrage pour montrer le fin tressage intellectuel et sensible dont la langue de l’auteur est une très belle expression :
On trouve dans les notes d’atelier une curieuse définition du dessin : « couvrir pour masquer ou pour recouvrir ». Il s’agirait donc de masquer, de dissimuler la blancheur du papier. Se pourrait-il que l’artiste, quand il dessine, engage une sorte de lutte contre le papier ? Est-on jamais sûr alors de la victoire – que le dessin lui-même soit d’une valeur supérieure au papier ou à sa signification ou à ce qu’il représente ?
ou encore
J’eus donc très vite l’impression que la peinture formait un monde à part, qu’elle n’imitait pas, ne redoublait pas le monde des choses, le théâtre de mes actions, mais que s’introduisant comme de force dans la chair du visible, même si c’était souvent pour le rappeler, elle imposait ses propres lois ; et que les peintres, tout en faisant semblant, par le découpage des motifs, par le découpage de celui-ci en fragments, d’en donner une image, nous exhortaient par tant de déformations, d’à-peu-près, de détournement, par le désir peut-être d’en travestir c’est-à-dire d’en personnifier les aperçus, à ne voir rien d’autre dans la peinture que la peinture ou, ce qui revenait au même, par ce qui dans leur tête se traduisait en peinture.
Ces deux citations permettent au liseur de rentrer directement dans un livre à la puissance (comme en mathématique on parle de puissance n d’un nombre). Car ce qui ressort de cette lecture est double : l’enfance et son éveil en même temps que son souvenir ; donc un livre « à la puissance » de l’enfant ; et encore comme production de signification sur des images (qui elles-mêmes sont déjà des métaphores), donc un livre « à la puissance » de l’image. Le plus visible au sujet de ces ambiguïtés, c’est le retour assez constant des tableaux que cite J.-L. Baudry, à partir de leur reproduction dans des catalogues. Notons que ces images peuvent être parfois sans valeur monétaire, des sérigraphies pas chères, lesquelles cependant ont eu une place déterminante pour beaucoup d’entre nous, par exemple, les petites vignettes de l’Icare de Brueghel l’Ancien ou de l’Angélus de Millet sur le mur de nos chambres d’enfant.
Il nous est arrivé, feuilletant un livre d’art ou passant distraitement par les salles d’un musée, d’être arrêtés soudain par un tableau et, avant même de discerner ce qui nous avait frappés, d’avoir à reconnaître que nous étions chez nous. Cette impression d’être chez soi, alors que chez soi on l’est si peu, est si puissante et décisive qu’on est pas près d’oublier le ou les peintres qui nous l’ont imposée. Et comme la plupart de leurs œuvres ont le pouvoir de la reproduire, on devine qu’on la doit, plus qu’au sujet, à leur manière de peindre, à leur main, à ce qui se transmet d’eux sur une toile.
Il faut ainsi saluer le travail de François-Marie Deyrolle, l’éditeur de L’Atelier contemporain, qui prend tant de risques pour offrir au public des livres exigeants et beaux, d’un caractère indispensable pour tous ceux qui sont hantés de figures, de questions, ou qui cherchent comment philosopher dans des livres « à puissance ».
Didier Ayres
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