L’enfance politique, Noémi Lefebvre
L’enfance politique, février 2015, 170 pages, 19 €
Ecrivain(s): Noémi Lefebvre Edition: Verticales
Noémi Lefebvre réussit dans ce roman un beau paradoxe. Une narration romanesque – pas l’histoire contée mais le récit en tant que suite de mots, de phrases (mais comment séparer les deux) – est nécessairement une communication… sensée ; un propos qui vise au partage. L’éditeur ne le proposerait sûrement pas au public sinon. Or Martine qui raconte, qui décrit et se décrit dans L’enfance politique souffre de « troubles mentaux » selon ses propres mots. Et ce n’est pas du tout une pose ni une histoire passée, finie, du genre : récit de mon année de dépression. Non, Martine est pour ainsi dire en prise directe ; elle vit son « désordre mental » tout en nous le racontant en narratrice apte.
Réfugiée chez sa mère, allongée toute la sainte journée sur le lit de celle-ci – qui est ainsi obligée de passer ses nuits sur un Clic-Clac installé dans la cuisine – à regarder des séries à la télévision, Martine multiplie les tentatives de suicide, et se retrouve logiquement en hôpital psychiatrique. Après un certain temps – comme elle refuse obstinément de coopérer avec les personnes habilitées à comprendre son état –, elle est gentiment rendue à sa pauvre mère, accompagnée de ce qui est plus une vague hypothèse qu’un diagnostic. Il convient de laisser le lecteur découvrir avec un mélange d’amusement et de perplexité les mots et les expressions que l’on tente de mettre sur ce dont souffre Martine.
Ce qui est certain, c’est que, un : l’affaire n’est pas mieux éclaircie par toutes ces explications que (se) délivre Martine elle-même à coups de raisonnements (sensés et pertinents, si !) sur des rats traumatisés, ni par le résultat des heures que sa mère passe à consulter… Internet ; deux : le cas est singulier, très intéressant, et plaisant d’un point de vue romanesque. Véritablement original en tous les cas. La quatrième de couverture, prudente, s’interroge : « Et si le trauma ne tenait pas à quelque secret de famille mais résultait des barbaries du XXè siècle ? ».
« On expose des rats à des accidents ferroviaires, à des invasions ou à des assauts de régiments de chars blindés ou à des frappes chirurgicales ou des attaques de drones ou des guerres sanglantes ou à des attentats ou des tremblements de Terre ou toutes sortes de catastrophes naturelles ou des viols, des sévices corporels et des tortures, tout à l’échelle du rat. Après les rats changent de chimie du cerveau ».
Oui… Et si l’Histoire au quotidien, ces images de corps calcinés en Ukraine, ces rapts de fillettes par une secte au Nigéria, ces villes multimillénaires que détruisent des furieux en Irak, le tsunami, les rafales de mitraillettes sur toute une rédaction… Oui, et si cette continuelle livraison à domicile des violences, des atrocités du monde nous infectaient insidieusement, influaient sur la « chimie de notre cerveau » ? Bref, et si l’Histoire en direct était… pathogène pour les hommes, tous les hommes ? Après tout, c’est un traitement inédit dans l’histoire humaine, cette « persécution » ininterrompue, cette désormais impossibilité d’ignorer les souffrances de la Terre où que ce soit.
« Vous comprenez on ne sait pas. Les traumatisés on ne sait pas pourquoi. Certains le sont à cause de presque rien, d’autres passent au travers de n’importe quelle guerre et reviennent en état. Certains ont entendu siffler quelques obus et ils sont en morceaux, d’autres ont un bras en moins mais ça va, ils font de la poésie. Est-ce qu’ils sont plus forts, est-ce qu’ils sont plus braves, est-ce que c’est une question de volonté ? »
Mais écrivant cela et faisant ces citations d’extraits, nous avons aussitôt le sentiment d’édulcorer ou de simplifier quelque chose de plus complexe, de très finement senti. Tenons-nous en donc à ce qui nous semble indéniable, c’est-à-dire au romanesque. L’enfance politique est une sorte de performance : faire conter, encore une fois, une année sans doute de « désordre mental » par celle qui en est victime. Le lecteur a son roman, bien entendu. Des personnages achevés – deux, en fait : Martine elle-même (au moins 35 ans et plusieurs enfants dont un bébé) et sa mère (78 ans) –, un déroulement cohérent et même plutôt crescendo de faits, de gestes, de situations, ainsi de suite. Mais il – le lecteur – lit aussi, particulièrement dans le dernier tiers du roman, de belles (nous parlons d’écriture !) hallucinations, des échappées fulgurantes dont on ne sait si ce sont des séquences de « confusion mentale » ou au contraire d’« extralucidité », pour reprendre une fois de plus des mots de la quatrième de couverture – décidément réussie.
Noémi Lefebvre accomplit dans ce troisième livre un propos et un exercice romanesque tout à fait inattendus. Une forte interrogation au sujet du temps politique présent et de ce qu’un tel bain forcé nous fait. Une vibrante sensibilité qui éclaire.
Théo Ananissoh
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