L'employé, Guillermo Saccomanno
L’employé (El Oficinista), trad. espagnol (Argentine) Michèle Guillemont, 172 p. 18 €
Ecrivain(s): Guillermo Saccomanno Edition: Asphalte éditionsL’employé. C’est le titre du livre, c’est aussi la fonction de son protagoniste principal. Mais c’est aussi son nom. Comme tous les autres personnages du livre, il n’est désigné que par sa fonction. L’univers est bureaucratique : on pense tout de suite à Kafka.
L’employé reste tard à son travail. Ce n’est pas que son travail lui plaise, mais « il préfère retarder autant que possible son retour au foyer » pour des raisons qu’il serait dommage de révéler.
Son travail est pourtant loin d’être un havre de paix. Ses collègues ne peuvent être que des ennemis. La tension et la violence latente sont d’autant plus vives qu’elles sont accompagnées de non-dits.
« Ce matin, à son arrivée, il comprend qu’un licenciement va avoir lieu. Un garçon bien mis attend à la réception, près de l’accès principal aux bureaux. Une jeune fille ou un jeune homme à cette place signifie, chacun le sait, le remplacement d’un membre du personnel. Les nouveaux attendent, prêts à occuper un poste et à entrer immédiatement en fonction, tandis que les employés commencent leur journée dans la crainte, en se demandant qui va être remplacé, qui sera licencié. Le jeune aux cheveux gominés, au costume gris, à la chemise blanche et à la cravate bleue, est posté là tel un soldat en faction ».
Si l’environnement de travail est hostile, ce n’est rien comparé à ce qui se passe dehors. La ville dans laquelle vit l’employé est en ébullition. Dès la première ligne, on a été prévenu :
« A cette heure de la nuit, les hélicoptères blindés survolent la ville, les chauves-souris tournoient devant les vitres de l’immeuble et les rats filent entre les bureaux plongés dans l’obscurité ».
Les incendies sont de plus en plus fréquents dans les maisons de retraite. Des gosses tueurs sévissent dans les écoles. La nuit, les rues sont assaillies par des bandes, des sans-abris, des chiens clonés. Des chiens clonés ? Guillermo Saccomanno lance le mot en passant ou presque. Il n’insiste pas dessus. C’est au lecteur de s’imaginer les choses à partir de cette information liminaire. Il ne s’étendra pas dessus au cours du roman. A plusieurs reprises, il répète le procédé. En distillant ici et là des informations par petites touches, comme si elles allaient de soi, l’auteur crée un effet saisissant et provoque le malaise. Il serait toutefois dommage de les dévoiler ici…
L’employé est donc aussi un récit de science-fiction. Mais ce n’est pas de la science-fiction pleine de robots, de machines volantes ou de vaisseaux spatiaux. C’est plutôt un monde d’anticipation à la Ballard. Des faits de monde actuel sont amplifiés. Ça pourrait être notre monde dans quelques années. Ça l’est peut-être déjà un peu. Si de Kafka il s’agit, c’est donc d’un Kafka sci-fi low-tech.
Bientôt, l’employé rencontre une femme. Une secrétaire. Ils entament une liaison. D’un coup sa vie, sa routine bascule. Il tombe amoureux. Et alors il devient une autre. Un autre qui n’a plus à se résigner à sa triste vie, à se faire humilier tous les jours par son patron ou sa femme. Mais encore faudrait-il que la secrétaire partage tout à fait les mêmes sentiments que lui, d’autant plus qu’elle est aussi la maîtresse du chef. Et l’employé a une certaine propension à s’inventer les choses. L’instabilité est partout, les certitudes nulle part.
En utilisant des chapitres courts (55 en 172 pages) et des phrases courtes, Guillermo Saccomanno parvient très vite à créer un sentiment d’étouffement. L’employé est comme un prisonnier dans son monde, mais le lecteur aussi se retrouve happé. Il a du mal à respirer et à reprendre son souffle, tout en ayant la volonté de poursuivre. Car le livre a quelque chose de résolument addictif qui en fait un véritable page-turner.
Yann Suty
- Vu : 6080