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L'émergence du roman dans le champ littéraire antillo-guyanais d'expression française

16.03.11 dans Etudes, Les Dossiers, Chroniques Ecritures Dossiers

L'émergence du roman dans le champ littéraire antillo-guyanais d'expression française

INTRODUCTION


Il semble aller de soi en ce début du vingt et unième siècle de parler du roman dans nos régions ; respectivement la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique. A un moment en effet où la primauté esthétique, l’intérêt de la critique littéraire et le choix des lecteurs sont accordés de manière presque automatique à cette forme romanesque.

Toutefois, dans un passé récent elle n’occupait pas cette place de prédilection. En ce sens, les auteurs du mouvement de la Négritude par exemple vouèrent un intérêt tout particulier, allant presque à l’adoration à la poésie. Avec l’Antillanité, du moment en tout cas où cette école connut ses notes de noblesse, elle perdit cet engouement viscéral au profit de la forme romanesque. C’est cette même attention que nous retrouvons avec L’Américanité, laquelle se poursuit de nos jours encore avec la Créolité.

Cet aspect, l’émergence de la forme romanesque dans le champ littéraire antillo-guyanais de langue française, nous intéresse à plus d’un titre. Nous le développerons cependant de manière succincte, en faisant ressortir aussi l’idéologie et le militantisme exacerbé qui la sous-tendent. Ce qui se concevra plus aisément en proposant d’entrée une définition de cette littérature.


1. Définition de la littérature antillo-guyanaise de langue française


Par littérature antillo-guyanaise de langue française, nous entendons celle définie par le professeur Roger TOUMSON dans son magistral essai, La Transgression des couleurs :

« Il convient, en effet, en recourant à la procédure descriptive de la logique des ensembles, de concevoir la littérature antillaise d’expression française (largo sensu) comme une structure discursive duelle : sa totalité se subdivise en deux sous-ensembles. La production des écrivains créoles (littérature blanche des XVIIIe, XIXe et XXe siècles) constituent la première coordonnée de cet ensemble pair ; la production des écrivains de couleur et des écrivains noirs (XIXe et XXe siècles) étant la seconde coordonnée du couple fonctionnel » (1).

Ainsi donc cette dernière serait la résultante d’une dichotomie flagrante. D’un côté en effet demeure celle des blancs créoles, alors que de l’autre côté sévit celle des gens de couleur et des noirs.

La première se caractérise par la place qu’elle accorde aux milieux environnants antillais. Certains écrivains l’évoquèrent en filigrane, alors que d’autres l’oublièrent carrément. Pour ceux qui s’y arrêtèrent ouvertement, il ne faut pas y voir là un amour soudain pour les Antilles et la Guyane, mais essentiellement une prise de position face aux évènements historiques qui vont les terrasser.

La seconde se veut plus proche de nos régions, et est l’expression forte d’un mal vivre régional, d’un mal être au monde. C’est sur elle que portera essentiellement notre attention.


2. L’émergence du roman


Il convient de comprendre le morphème émergence dans son assertion figurée :

« L’apparition plus ou moins soudaine d’une idée, d’un fait social, politique, économique » (2).

Nous passerons brièvement en revue les écoles littéraires qui composent ce champ littéraire précité, en faisant état à chaque fois de la place de la forme romanesque. Quand bien même le choix pour les écoles littéraires, il existe cependant un nombre assez important de littérateurs qui publient de manière indépendante des œuvres souvent de très bonne qualité.


2.1. De l’assimilation à une littérature plus originale


2.1.1. La littérature de l’Assimilation


Avec l’abolition de l’esclavage survenue en 1848 – les dates et les mois diffèrent suivant les trois Départements Français d’Amérique (D.F.A.) : s’il s’agit respectivement du 22 et 27 mai pour la Martinique et la Guadeloupe, c’est le 10 juin qui est retenu pour la Guyane – et singulièrement toute la période qui la suivra, on observa des changements sans précédent dans le panorama littéraire antillo-guyanais.

A cet égard, la caste béké qui connut quelques difficultés, déjà avec l’abolition de l’esclavage, ensuite avec la crise sucrière et, bien plus tard finalement suite à l’éruption de la montagne Pelée qui se produisit en 1902, se vit succéder par des hommes de couleur libres et aisés possédant de plus une culture non négligeable.

Cette période est importante en ce qui concerne la littérature des Antilles et de la Guyane. Pas essentiellement du fait de la libération des esclaves, mais parce qu’on aurait pu croire qu’elle aurait permis l’émergence d’une littérature autonome, exprimant cette entreprise de déshumanisation qui sévissait et continuait de sévir. Car après l’abolition, les choses ne sont pas rentrées d’emblée dans l’ordre, en outre, certains hommes de couleur au même titre d’ailleurs que les noirs étaient l’objet de grande discrimination. Tel ne fut pas le cas, puisque les littérateurs de cette époque optèrent pour l’assimilation. Il convient de préciser néanmoins qu’elle ne fut pas le fait exclusif d’hommes de couleur, mais également de quelques békés et de noirs.

Cette littérature assimilationniste mit en avant les aspects positifs de nos contrées, car point n’était nécessaire de relater les difficultés qui existaient pourtant massivement. C’est ainsi que la nature était privilégiée au profit de l’homme noir. Seule la mulâtresse avait le droit d’être citée. Aussi, si le roman existait, il était surpassé au niveau de l’intérêt accordé, par la poésie qui convenait nettement mieux à cette démarche. Le Professeur Jack CORZANI affirme à ce sujet que « (…) la poésie se prête mieux que le roman à l’évacuation du réel… » (3). Parmi les auteurs qui ont produit des romans, nous citons entre autres René BONNEVILLE et Gilbert de CHAMBERTRAND.

Cette absence de l’homme noir au sein des œuvres littéraires va créer un grand sursaut chez ceux dont l’épiderme est divinement enrobé par cette mélamine. S’ils ne remettent pas fondamentalement en cause l’assimilation en elle-même, a contrario, ils insistent beaucoup plus sur la condition des héros noirs. Dans ce cas, le roman occupe une place de choix. C’est ainsi que nous notons des noms comme Oruno LARA, René MARAN et Joseph ZOBEL, etc.


2.1.2. La littérature de la Négritude


Il fallut attendre le début des années vingt, et surtout des années trente qui bénéficièrent de la période précédente, pour que les espérances d’une littérature antillo-guyanaise singulière puissent voir le jour. En effet, si le premier groupe – et cela sans le savoir – s’attela à la préparation du terrain pour le futur semis, la germination ne parvint néanmoins qu’avec le deuxième groupe qui s’attribua par là même le qualificatif d’écrivains de la négritude. Mouvement littéraire qui connut ses heures, voire ses années de gloire et continue à faire des exégètes. En ce qui concerne les productions littéraires, le Professeur Jack CORZANI une fois de plus nous informe qu’ « (…) en volume la production poétique, à elle seule l’emportait de loin sur toutes les œuvres de prose réunies ; romans, contes, nouvelles ou essais » (4).

Les propos du spécialiste ont le mérite de faire ressortir que d’autres formes littéraires existaient. Mais elles étaient facilement noyées par cette vague déferlante de la poésie.

Néanmoins la littérature est aussi du ressort de la continuité. Parce que celle de nos contrées n’y échappe pas, la génération suivante sembla chercher d’autres références. La spécialiste Lilyan KESTELOOT fait remarquer à juste titre qu’ « Après le premier et magnifique essor de la poésie négro-africaine, la prose prit sa revanche et, de 1948 à 1960, nous assistons à une éclosion étonnamment abondante de romanciers, de nouvellistes et d’essayistes noirs » (5).


2.1.3. La littérature de l’Antillanité


C’est ainsi que parut L’Antillanité, avec comme chef de file l’écrivain et essayiste martiniquais Edouard GLISSANT. Cette école posa ses jalons non pas dans un espace africain qui pour lors apparaîtrait mythique et n’aurait plus sa place dans les régions en question. Mais précisément du moment où les bateaux négriers accostèrent les Iles et la Guyane. Aussi, une plus grande place est accordée à l’histoire antillo-guyanaise et, singulièrement à la culture créole.

Si Edouard GLISSANT anima de main de maître cette nouvelle école, principalement en se servant du genre romanesque, d’autres littérateurs vont être largement influencés. Il est vrai qu’ils ne l’ont pas affirmé ouvertement, mais à la lecture de leurs romans apparaît sans l’ombre d’un doute la prise en compte des réalités caribéennes et américaines. En ce sens, nous mettons en avant quatre romanciers, le Martiniquais Xavier ORVILLE, les Guadeloupéens Maryse CONDE, Simone SCHARZ-BART et Daniel MAXIMIN.


2.1.4. La littérature de l’Américanité


Croire que les évènements s’arrêteraient en si bon chemin serait faire fi de la notion de continuité émise précédemment. Pour cause, l’écrivain martiniquais Vincent PLACOLY, face aux deux mastodontes de la littérature antillaise que sont incontestablement Aimé CESAIRE et Edouard GLISSANT, n’hésite pas et propose que l’on s’intéresse encore plus, dans ce cas précis dans les domaines littéraire et culturel, aux autres pays qui nous entourent. Il s’agit bien évidemment des régions sud-américaines. A la lecture de ses œuvres, voire des interviews accordées ici et là, cette vision américaine est quasi-présente.

Voici entre autres ce qu’il livrait non sans ambages au journaliste et philosophe Alain BROSSAT : « Il existe pourtant, proche de nous, pour ne pas dire semblable à nous, une littérature qui n’a jamais cessé d’accorder l’exigence esthétique à la réalité sociale, c’est la littérature latino-américaine. Je pense non seulement aux grands que la France a fini par admettre, mais aussi aux jeunes tendances Revueltas, Galéano. Je pense aussi au cinéma latino-américain » (6).

Ainsi de méditation en méditation littéraire, prit naissance le terme d’Américanité. A en croire Jean-Marie THEODORE, lequel s’appuie sur les dires des amis de l’écrivain, Vincent PLACOLY aurait refusé de théoriser cette notion. Dans une récente étude, il nous apprend que « (…) la notion ne concerne, ici, qu’un sentiment d’appartenance à une aire géographique et historique américaine et non l’adoption d’un mode de vie ou de traits culturels spécifiques aux U.S.A, et il faut la mettre en corrélation avec les conceptions de Négritude, d’Antillanité et de Créolité. Il s’agit de notions, à la fois, idéologiques et esthétiques » (7).

L’Américanité se définirait donc par ses formes et ses thèmes, moins par un manifeste, puisqu’il n’y a pas eu, une fois de plus, de théorie élaborée par l’écrivain. Sa conviction d’élargissement et d’ouverture géographiques n’est heureusement pas seulement une simple et unique relation avec les régions Latino-Américaines. C’est aussi un renforcement esthétique car « l’important aujourd’hui est d’élever notre culture au rang où elle puisse se confronter d’égale à égale avec n’importe quelle autre » (8).

Ses réflexions, au-delà des considérations idéologiques qu’elles renferment, sont empreintes d’un humanisme et d’un modernisme certains. Dans la mesure où l’Antillais et le Guyanais, grâce à lui deviennent des hommes tout court et peuvent de ce fait contribuer à l’avancée de l’humanité. Même si la nouvelle finit par être considérée comme la forme noble permettant à Vincent PLACOLY de fixer ses réflexions, au début de son activité créatrice, le roman occupait une place non négligeable.


2.1.5. La littérature de la Créolité


Selon la dernière école en date, celle de la Créolité, si la notion d’espace précisée par les tenants de l’Antillanité n’est pas remise en question, par contre il n’en est pas de même en ce qui concerne les différentes couches ethniques de la population.

En effet, elle n’œuvre pas au travers d’une séparation systématique. Mais prend en ligne de compte les divers composants en déclarant d’emblée dans leur éloge que « ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques nous nous proclamons Créoles » (9).

L’Eloge est un essai où les trois auteurs mettent en avant leurs bases théoriques. Ces dernières trouvent une application concrète dans les romans de Patrick CHAMOISEAU, Raphaël CONFIANT et, de manière plus large, chez Gisèle PINEAU ainsi qu’Ernest PEPIN.


CONCLUSION


Les écoles Littéraires que nous passions, il est vrai, rapidement en revue précédemment, démontrent si besoin est que la littérature antillo-guyanaise est avant tout du ressort générique. Car sur le plan purement fonctionnel le genre convenait nettement mieux à l’expression des préoccupations du moment. Non seulement elle est œuvre artistique, mais elle est surtout une œuvre artistique porteuse de messages. A la réflexion, toute création à un niveau que ce soit véhicule une idéologie, mais nous venons de voir que celle de nos régions se veulent particulières.

La forme romanesque est bien présente dans le champ littéraire antillo-guyanais. Cependant, elle apparaît à des périodes bien spécifiques de l’histoire. Avec le mouvement assimilationniste, l’intérêt est accordé à la poésie. Il se poursuit encore avec la Négritude. L’Antillanité et l’Américanité engendrèrent une coupure fondamentale. Le roman est dès lors une forme noble et se singularise par les thèmes abordés. En ce sens, Lilyan KESTELOOT affirme très justement qu’ « en effet, il y a sur les jeunes écrivains de cette époque une véritable pression morale qui les oblige au témoignage, à l’engagement, à la lutte pour la libération des nègres et de l’Afrique ; si bien qu’on ne trouve pas par exemple un simple roman d’amour ou de mœurs, ou même une simple chronique familiale. Le centre d’intérêt de tous ces romans est le couple racisme-colonialiste, autour duquel tournent les amours, les haines, les drames de personnages déterminés de façon majeure par ce destin de la race » (10). Quoiqu’étant la dernière école en date, le mouvement de la Créolité est assez proche des idées émises par la spécialiste. Le roman trouve une place de prédilection. Est-ce, comme l’affirme le Professeur Jean BERNABE, que « (…) ce genre est devenu le réceptacle universel de toutes les formes littéraires » (11).


(1) Roger TOUMSON, La Transgression des couleurs, Editions Caribéennes, pages 7 à 8.

(2) Le Petit Larousse Grand Format, page 380.

(3) Jack CORZANI, Léon-François HOFFMANN…, Les Amériques, Editions Belin, page 108.

(4) Jack CORZANI, Prosateurs des Antilles et de la Guyane Française, Collection Encyclopédie Antillaise, page 17.

(5) Lilyan KESTELOOT, Anthologie  négro-africaine, Editions Marabout, page 173.

(6) Alain BROSSAT, Daniel MARAGNES, Les Antilles dans l’impasse ?, Editions Caribéennes, page 146.

(7) Jean-Marie THEODORE, Une Introduction à la littérature antillo-guyanaise, Editions C.N.D.P. page 40.

(8) Alain BROSSAT, Daniel MARAGNES, Les Antilles dans l’impasse ? Editions Caribéennes, page 138.

(9) Jean BERNABE, Patrick CHAMOISEAU, Raphael CONFIANT, Eloge de la créolité, Edition Gallimard, page 13.

(10) Lilyan KESTELOOT, Anthologie négro-africaine, Editions Marabout, page 40.

(11) Jean BERBABE « L’écriture chamoisienne : biblique des derniers gestes ou la Bible de la dernière geste ? », in La Tribune des Antilles, N°33, page 14.


BIBLIOGRAPHIE


1. Jean BERNABE, Patrick CHAMOISEAU, Raphaël CONFIANT, Eloge de la créolité, collection N.R.F, éditions Gallimard / P.U.C., 1989, 70 pages.

2. Alain BROSSAT, Daniel MARAGNES, Les Antilles dans l’impasse ? éditions Caribéennes.

3. Jack CORZANI, Prosateurs des Antilles et de la Guyane françaises, éditions Désormeaux, 1971, 313 pages.

4. Jack CORZANI, Léon-François HOFFLANN, Les Amériques, éditions Belin, 1998, 320 pages.

5. Lilyan KESTELOOT, Anthologie négro-africaine, La littérature de 1918 à 1981, éditions Marabout, 1982, 478 pages.

6. La Tribune des Antilles, n°33, 42 pages.

7. Le Petit Larousse Grand Format, éditions Larousse, 1992, 1871 pages.

8. Jean-Marie THEODORE, Une introduction à la littérature antillo-guyanaise, collection Lectures Antillo-Guyanaises, éditions C.N.D.P., 1999,  2000, 107 pages. Identité et culture, éditions Lafontaine, 2000, 107 pages.

9. Roger TOUMSON, La Transgression des couleurs, tomes 1 et 2, éditions Caribéennes, 1989, 540 pages.


Jean GUITTEAU LIBOS

Université des Antilles et de la Guyane

Pôle MARTINIQUE


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