L’Écorce terrestre, Jean-Pierre Chambon (par Didier Ayres)
L’Écorce terrestre, Jean-Pierre Chambon, Le Castor Astral, 2018, ill. Jean-Frédéric Coviaux, 144 pages, 18 €
Poésie interstitielle
C’est au moment où je rédige cette chronique que je trouve la clé de l’ouvrage. D’ailleurs, le titre L’Écorce terrestre indique clairement de quoi il s’agit : d’une écorce d’arbre, la peau du chêne par exemple, ce qui revient donc à dire quelque chose de la lisière, de ce qui affleure dans l’épiderme végétal. L’action de la porosité, le travail de la capillarité, telle est la promesse du livre. De ces éléments de pénétration, je retiens la capacité de ces poèmes à designer les interstices, à se loger dans la double nature du langage, c’est-à-dire capter la lumière tout en inventant la lumière. Ces poèmes témoins du mouvement supérieur de l’écriture conduisent le lecteur à plonger avec le poète dans cette maison de l’être devenu pluriel, étoffé, agrandi, augmenté par le langage.
Pour préciser mon idée, je dirai que l’écorce terrestre fait au fond lien avec le monde céleste, celui des eaux et du vent, des montagnes et de l’air qui se raréfie. Donc, une douce euphorie, un enivrement que seul le poème rend possible. Poésie de l’interstice et du contact, de la profondeur et des surfaces, de la terre et du ciel, relation chtonienne à l’air, le globe et le périmètre des étoiles. Le poète se trouve là cherchant les lumières et l’aurore boréale au milieu de l’abîme et ses ombres.
Sur quel ciel
négatif
s’impriment ces traînées
de vent ces nuées
phosphorescentes
ces myriades
de lucioles –
quel horizon viendra
borner ces paysages
vertigineux
quel cerne luisant
pourra couronner
ces corps obscurs ?
Ce livre pousse à la méditation, un peu à la manière extrême-orientale, quand une simple feuille morte devient une œuvre d’art.
Je dirais aussi que c’est la vision qui l’emporte sur le son ou le goût et donc domine les cinq sens, sans exclure la synesthésie parfois. Prééminence du regard sur l’ouïe, car le regard est tributaire de l’embrasement, des qualités physiques des poudroiements, étoiles, soleil ou astres nocturnes. Et cette autorité des lampes qui dessinent des cônes lumineux et qui nous conduisent dans le monde des gouffres ou des abysses, est comme le coin que l’on enfonce dans la bûche pour la faire éclater. Il faut une entaille et le langage le permet. Car sans ténèbre pas de rayonnement, sans nuit nul jour, sans braises pas de cendre. Tout ici nous rapproche de la lutte des flux et des particules, contre les trous noirs et l’obscurité. Je crois que l’on peut évoquer aussi Jean qui, dans son évangile, souligne la proximité de la lumière et du Verbe, de la langue et du mystère. Cependant ces forces ne sont pas purement antagonistes, mais s’épaulent, s’autodéfinissent, se portent secours en un sens, ouvrent un chapitre de contemplations, elles sont les écueils et le trajet maritime tout à la fois.
Tout vacille au bord
de l’indistinct
Tout apparaît trop loin
trop près
La mise au point est faite
sur le tremblé
des horizons perdus
Est-ce ainsi qu’il faut lire ce recueil ? Avec les yeux de Tanizaki en son éloge de l’ombre ?
Les mots eux-mêmes
viennent à manquer
pour dire cette brûlure ce passage au noir
ce tâtonnement vers la clarté
Cette lente
leçon de ténèbres
[…]
Que cela soit le regard qui fixe l’horizon bornant l’océan, la pierre et son énigme (on sait depuis peu que le monde lithique est vivant tout autant que le monde végétal ou animal), des foliacées qui égrènent de petits tas duveteux de lumière, squames gazeuses, herbes et herbages, statut ambigu du flocon de neige, c’est à cette forme indicielle des signes de l’univers que ce livre nous pousse. Pour finir, je soulignerai la qualité essentielle de la poésie de Jean-Pierre Chambon, qui est de se tenir au bord de toute chose. Je veux dire la qualité vitale et oxymorique de la ressource du poète.
Didier Ayres
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