L’Échelle de la mort, Mamdouh Azzam (par Yasmina Mahdi)
L’Échelle de la mort, Mamdouh Azzam, trad. de l’arabe par Rania Samara, éd. Sindbab/Actes Sud, parution 8 janv. 2020, 12,80€
Moisson funeste
Le roman commence par une séquestration. Une trappe, invisible aux yeux, recouvre un trou creusé profondément, dans lequel la jeune Selma est quasiment enterrée vivante. Les geôlières (des femmes de sa propre famille), lacèrent les habits de leur prisonnière, emballent de la nourriture dans des lambeaux de ses vêtements, qu’elles lui jettent à travers la trappe. Ainsi, débute l’histoire tragique de Selma, son agonie atroce dans l’air pétrifié de la cave verrouillée. Nous apprenons lentement l’existence et la survivance de coutumes implacables, de la brutalité des privilèges d’une famille sur une autre, du droit de vie et de mort sur autrui. Des mœurs patriarcales sévissent en toute impunité, les jeunes filles « fautives » en meurent (dans des conditions épouvantables). Du reste, les familles sont bannies à jamais et déshéritées. Le jeune garçon – le promis de Selma -, éprouvé par le deuil, la perte de sa bien-aimée, subit un viol. L’auteur syrien Mamdouh Azzam, néanmoins, dédicace L’Échelle de la mort, son dernier livre, à son père.
Les descriptions du village sont fortes, rehaussées de couleurs, d’odeurs, de cris d’animaux sauvages ou familiers. De très beaux passages adoucissent le contexte : le flot de son amour et les draps de son trousseau de mariage parfumés à l’eau de rose et le panier de ses rêves ne serait jamais rempli. D’entrée, l’on reconnaît l’impact d’une vraie littérature, celle qui ne triche pas avec le réel, qui ne le falsifie pas, qui ne se compromet pas avec le divertissement. L’on songe à un rapprochement métaphorique de deux environnements relativement différents et distanciés : celui du pays des Druzes, quand Selma se mit à tousser et à cracher du sang verdâtre (peut-on y voir le rejet d’un certain Islam à la couleur emblématique de la putréfaction ?), et celui de la boucle du Niger avec le film de Jean Rouch, Les Maîtres fous, où de jeunes maliens en transe, l’écume à la bouche, vomissent littéralement l’oppression de l’occupant blanc… Le corps occupe une place considérable avec ses humeurs, ses forces, ses relents nauséabonds, ses sécrétions, ses jouissances. Les Druzes pratiquent une religion, considérée initialement comme une école de la branche ismaélienne du courant chiite – en fait, une synthèse du néoplatonisme, du gnosticisme et de messianisme. D’où le recoupement, sans doute assez arbitraire, entre les cultes de la secte des Haoukas et les transes morbides et obsessionnelles des Druzes. Le sacrifice perdure dans les deux groupes, dans l’un la condamnation d’un bouc émissaire, dans l’autre des conjurations contre la figure du dominant.
L’enjeu premier est la réputation, et épouses et mères obtempèrent à ces codes ancestraux. Le code de l’honneur, du sang repose sur le pur et l’impur, joue à fond sur les tempéraments et suscite bien des hypocrisies. Cependant, Éros ne se musèle pas. Le langage a également une part importante au sein de ce monde confiné, où l’on peut poignard[er] avec des mots menaçants, ou lire dans le marc de café. Dans un premier temps, il est difficile de départager entre ce qui est érigé comme dogme, au sein d’un régime s’approchant d’une théocratie, et ce qui est instauré comme traditions à respecter. Ici encore, il s’agit du Verbe, de la parole – à circonscrire ou à suivre aveuglément -, de sa distinction, de sa puissance éloquente – parole utilisée telle une arme ou bien comme un baume. La lubricité de certains actes s’oppose à l’amour absolu de deux adolescents, comme les corps usés et déjà vieux contrastent avec la verdeur de la jeunesse. Tour à tour, l’on est convoqué devant l’innommable : l’injustice, la crudité de la fornication, la bêtise des raisonnements obtus. Le vieillard éreinté, l’épouse concupiscente aux parures en or, les senteurs d’étable, le village ramassé sur lui-même, la nature environnante – oiseaux, papillons, âne, loups et hyènes hurleurs, quelques chiens errants composent l’arrière fond de ce tableau de l’inceste. La trahison fait office d’héritage familial ! La pauvre jeune vierge est déflorée d’une manière barbare, la femme à l’union illicite se trouve plus considérée que la victime. Des plans diaboliques vont germer dans les esprits corrompus et se concrétiser par le crime.
Mamdouh Azzam circonscrit sa société au cercle de la frustration, de la haine et de l’humiliation. De déchirements en conflits internes, l’auteur dresse le portrait d’une Syrie en phase à des troubles psychiques mêlés au joug de la tyrannie. Des rumeurs puis des cris intenses traversent les cloisons des habitations, et réveillent l’ange de la mort. Cet univers est à la fois dysfonctionnel et énigmatique. Les querelles qui secouent le monde arabe, depuis, par exemple, l’intrusion des Français au Liban et en Syrie, se répercutent jusqu’à aujourd’hui, bouleversant les clans opposés et désunis – d’où ce constat amer : le destin de la famille se délitait au milieu des catastrophes qui s’abattaient sur le pays alors que le pouvoir en place sévissait de plus en plus. À la manière des drames shakespeariens, les consciences sont hantées par le remord, l’esprit torturé avec le spectre de la jeune femme assassinée. Résultat : les filles sont exécutées, beaucoup de garçons désertent le pays et disparaissent pour toujours.
Un moment de répit vient diminuer cependant la violente désagrégation du lignage, celui de l’évocation du voyage des deux petites filles à Soueida – (capitale, depuis le 16ème siècle, du Djebel-el-Druze, anciennement ville romaine et nabatéenne) -, voyage dont le patriarche, ravagé de honte et de douleur, se souviendra encore alors qu’il gisait sur son lit de mort (…) ; l’image de deux fillettes dans un champ de tournesols. La jeune Selma, comparée à un lumineux bouton de rose éclairé par les rayons du soleil, finit froidement assassinée par un homme qui s’identifie à un dromadaire galeux. L’auteur syrien use de la prosopopée classique pour dépeindre le coup de foudre, d’abord par le regard, puis célèbre l’explosion fougueuse du désir. Le feu de l’amour consume Selma et Abdelkarim. Mais, hélas, il y a d’un côté l’illusion du paradis et de l’autre, la volonté d’égorger les pécheresses. La lecture de ce court roman va sans doute permettre d’essayer de comprendre, sans émettre de quelconques jugements de valeur, les mécanismes et l’origine des mentalités décrites. Dans un monde agricole druze, les paysans enracinés à leur terre, pour certains revenus dans leur village après bien des péripéties, se trouvent floués par la sécheresse, la rudesse et la précarité économique, englués dans l’héritage irréductible d’un système plésiomorphe.
Mamdouh Azzam aborde également de front la condition des femmes dans la ruralité, enfermées dans un moule rigide, assignées au domicile du père, puis à celui des beaux-parents, avec l’interdiction absolue de sortir – ce qui n’empêche guère les belles-mères et les tantes de se transformer en tortionnaires, et d’exercer une férocité sans pareille sur les adolescentes, en raison de leur beauté et de leur jeunesse. Ainsi, le destin des innocents va être fauché comme celui de l’orge que moissonnera Selma pour la dernière fois, et le bonheur n’aura été qu’une pure chimère.
Bio : Mamdouh Azzam, né en 1950 en Syrie, près de Suwayda, a étudié la langue et la littérature arabes à l’université de Damas. Il est l’auteur de huit romans et nouvelles ayant pour cadre la région druze, dont l’un, Le château de la pluie, a été l’objet d’une fatwa de la part des cheikhs de la communauté druze, et cens
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