L’Autre
L’Autre, j’en ressentais le creux, la trace creuse en moi, le besoin de me mouvoir vers lui, la calcination quand il me brûla ou l’endroit endolori par son arrachement. Brusquement, je me suis senti en déséquilibre, sans l’autre, un peu chancelant dans mon humanité, bref et sans direction dans l’espace quand ce n’est pas une direction vers un visage, tournant dans l’affolement ou en orbite autour d’une énigme. L’Autre n’était pas ma moitié mais mon véritable moi. J’y allais dans toutes les directions, j’y venais, j’en revenais. Tout s’expliquait par mes gestes vers ce centre inachevé quand il n’est pas totalement voulu. Le désir, l’offrande faite au ciel, le sacrifice, l’invention du feu pour deux mains et pas pour une seule, la sexualité qui en était le cri et l’art qui en est le soupir, ou le sens de toutes les rivières du monde qui en sont la confession, la narration, le récit qui vient et s’en va.
Tout était supposition de l’autre, trace de son pas, son bruit dans la nuit ou le jour pas encore déplié du futur. L’autre était mariage, noces, brûlure, feu, flamme, pollen, approches et pattes en fourrure de l’animal prudent qui approche pendant que toute la forêt le regarde avec bienveillance. Sans l’autre à quoi bon de vivre et pour qui sourire ? Pour personne : il faut donc y aller, le chercher, cet Autre. En attendre le déclic dans ses propres oreilles posées sur sa propre peau, j’en suis le désir qui me brûle et le seul d’ailleurs qui en vaut la peine. Sans lui je ne peux aller au ciel ni me coucher dans la terre profonde, ni connaître le sommeil qui tourne un visage éclairé vers l’obscurité, ni distinguer le goût de son contraire qui est la répétition, ni comprendre ma propre démarche quand je n’ai pas où aller. L’autre est un arc et j’en suis la pénétration, l’eau qui entoure ou le ciel qui baisse le ton pour que se couche le soleil. J’en suis l’annonce et la poursuite. Je ne te cherche pas, je me cherche comme disent toutes les histoires du monde quand on les laisse parler vraiment sans intervenir à leur place avec la langue de sa nationalité ou de son clan ou de sa tribu ou de son pays. L’autre est ce que je veux atteindre par moi jusqu’à moi-même et sortir de cet œuf comme un élan vertical qui va vers le ciel demander les clefs qu’il y a déposées avant de tomber.
Quel prénom te donner ? Ange, femme, enfant ou attente qui fabrique des feuilles ? Je ne sais pas. Je sais ce qui me reste de toi quand tu es parti : moi-même assis au seuil de quelque chose pour qui je n’ai pas de nom précis. Une courbe de peau durcie par le mal et la carbonisation. Tout l’univers slalome entre carbonisation et étreinte. La vie est au milieu et je la vois comme une grosse étoile. Toutes les langues sont les nuances d’un seul feu. Tout ce que je sais c’est marcher et marcher et marcher encore jusqu’à ce que cela s’allume. Je voudrais tant dire les couleurs rencontrées : pas leurs gammes mais leurs profondes lumières, la musique qu’elles font avec les yeux, leurs prières en quelque sorte.
Comme si j’écartais, en marchant, des plantes suspendues et m’en allais vers le centre d’un jardin. Je le vois, je le jure parfois et j’ai envie de pleurer comme un pèlerin. Es-tu là ? Suis-je ici pour une fois dans ma vie ? Tu m’as tant manqué que j’en ai vécu longuement rien que pour pouvoir comprendre mon humanité.
Kamel Daoud
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