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L’authentique Pearline Portious, Kei Miller (2ème critique)

Ecrit par Yasmina Mahdi 27.10.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Zulma

L’authentique Pearline Portious, septembre 2017, trad. anglais (Jamaïque) Nathalie Carré, 270 pages, 9,95 €

Ecrivain(s): Kei Miller Edition: Zulma

L’authentique Pearline Portious, Kei Miller (2ème critique)

 

Le roman débute sur un paysage caribéen et une toute jeune fille de dix-sept ans qui brode les couleurs de l’arc-en-ciel. Non pas par caprice mais par goût de la beauté. Une demoiselle telle une sorte de fleur poussée dans « un endroit moite, puant et grouillant de cette espèce particulière de mouches ». Kei Miller, né en 1978 à Kingston, dresse des scènes de natures mortes exotiques et des memento mori, où « la glace des étals de poissons a fini de fondre » et où ne reste qu’« un chien tout efflanqué » (…) et « ici et là quelques morceaux de nourriture ». L’auteur s’empare des mots et des souhaits de la jeune Pearline pour secouer le monde « sans compassion ». Déjà, le cadre est situé, la Jamaïque en 1941, « les toits en zinc » et la communauté des « sans voix » de la léproserie. Par signes et par détails onomatopéiques, on découvre une langue créole poétique propre à « Spanish Town », ville « dont les médias nous disent tantôt qu’elle est pleine de tirs rafales-ravines » dans un pays dans lequel « le gouvernement et la CIA ont commencé à tendre des fusils plutôt que des sacs de riz ». Mais les habitants, pour tromper ce mauvais sort, peignent de toutes les couleurs les plus douces les murs, les maisons, les meubles.

Néanmoins, les murs restent difficiles à abattre, ceux érigés par les adultes contre les enfants, par les blancs contre les jeunes filles noires, par la milice contre les prisonniers encagés, par les bien-portants contre les lépreux. Et Pearline est une sorte de Parque qui tricote dans une nature bruissante, telle une princesse filant sa quenouille, une fée tissant des parures, des bandages couleur du temps pour les plaies des lépreux.

Kei Miller use du principe de la métalepse – une histoire encastrée dans une autre histoire, formant un cercle qui se déroule au fur et à mesure, à rebours. Le lecteur pénètre ainsi dans les couches profondes de la conscience. Ce principe permet par extension et en sous-texte de dénoncer les horreurs, « lui, dans sa tête, être blanc, c’était marcher par-dessus les Noirs », de souligner la filiation matriarcale et l’absence paternelle, les spoliations économiques. Comme dans le texte biblique, on sait que l’homme ne vit pas que de pain mais de la parole, et cette parole est ici un sociolecte émouvant d’habitants traités « rien d’autre qu’un caca-chien ». Une fin du monde, une catastrophe (qui se précisera dans son troisième roman, By the rivers of Babylon) court à travers les récits. L’image des chairs des lépreux qui tombent en bouillie devient la métaphore de ce coin de la terre, qui contraste entre la maladie irréversible et les petits bonheurs des « gâteau-patates-douces ; gâteau-coco-rose et gâteau-toto ». Sous les croûtes, les plaies s’ouvrent à vif, les premières expériences dissimulent le pire, les viols et les coups de fouets. Les membres de la communauté jamaïcaine se réfugient dans des confréries revivalistes, ce qui donne lieu à de très beaux passages, notamment une Cène où « chacun déposa ce qu’il avait : des oranges, des caïmites, du pain, des gâteaux, des bouteilles de cream soda, des bougies» et des visions magnifiques, « un manguier lourd de fruits et de perroquets endormis dans ses branchages (…) des bébés-esprits en haut de cocotiers, qui essayaient de faire tomber les fruits de leurs petites maisons immatérielles ».

Kei Miller se transforme en anthropologue lors de sa rencontre avec la prophétesse Adamine, à Londres. L’on ne peut s’empêcher d’établir un lien avec Les Maîtres fous quand Jean Rouch filme en 1955 les rites et les transes des Haouka, vomissant littéralement du blanc – le film fut interdit par les administrations coloniales françaises et britanniques. Dans L’authentique Pearline Portious, les incarnations et les transmigrations répondent aux souhaits sibyllins de « ceux dont la peau était couleur d’arbre ». Des bêtes et des plantes jaillissent du corps des êtres assujettis ou punis, en un accouchement douloureux, à l’instar des Métamorphoses d’Ovide, qui ne passe pas sans souffrir de l’homme à la bête, ni de la femme à la Crieuse de Vérité. L’on pense également aux peintures prédictives apocalyptiques de Jérôme Bosch dans lesquelles des figures d’effroi viennent annoncer la fin, tour à tour monstres ou Vénus Anadyomène surgie des eaux ; et dans le roman, annonçant la résurrection de « toute une bande de nègres qui se sont offerts au sel, qui ont été patients, ont attendu assis au fond de l’océan, attendu que leurs jambes, si belles, pourrissent jusqu’à l’os afin de pouvoir, enfin, se libérer des boulets de plomb qui les enchaînent ».

L’auteur, tel un médium, enregistre, ausculte, conduit par la maïeutique des pensées secrètes de ceux qui vivent dans « un labyrinthe de toits de tôle ondulée » ; du « boy qui taille la haie, lave la voiture et plante des clous là où il faut », de celle dont les « doigts étaient fripés-froissés d’avoir lavé-lavé-lavé tellement de linge », à la « peau noir-bleu profond ». L’auteur suit la prophétesse dans son exil en Angleterre, et c’est alors en sociologue qu’il décrit les situations de plusieurs personnages. Il en note les caractères, parfois brutaux, parfois cocasses, les cruelles mésaventures érotiques des filles, les maltraitances envers les aliénés. L’on apprend ainsi l’internement en asile psychiatrique d’une frange importante de caribéens. D’une voix posée et claire, Kei Miller raconte le dur parcours de son peuple d’origine, traverse avec eux les enfers et les enchantements pathétiques, pour renaître et témoigner de cette hybridité profonde des gens au carrefour de l’Afrique et de l’Europe.

 

Yasmina Mahdi

 

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A propos de l'écrivain

Kei Miller

 

Kei Miller est né en 1978 à Kingston en Jamaïque. Poète, romancier, essayiste, il vit au Royaume-Uni. L’authentique Pearline Portious est son premier roman traduit en français (source : éditions Zulma).

 

A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.