L’art de perdre, Alice Zeniter
L’art de perdre, août 2017, 512 pages, 22 €
Ecrivain(s): Alice Zeniter Edition: Flammarion
Les harkis ont subi le malheur des vaincus et celui-là était à double détente. Ils ont dû fuir leur pays pour la France ; mais là, leur présence évoquait trop visiblement la colonisation, la guerre et la défaite, comme la tache de sang poursuivait le crime de lady Macbeth.
Les harkis, comme tous les perdants, n’ont pas d’histoire. Chacun choisit alors sa stratégie de survie. Certains décident de déserter leurs souvenirs : ils choisissent le silence. Mais le vide du silence est une masse dense qui obéit aux lois de la physique. Il satellise les êtres autour de lui, il obsède comme la présence du membre fantôme que l’on a amputé. Cette éternelle histoire des perdants, Alice Zeniter l’écrit magnifiquement dans L’art de perdre. Le roman raconte la filiation de Naïma, jeune femme née de père Kabyle et de mère française dont les grands-parents Ali et Yema ont quitté l’Algérie pour la France en 1962, et qui après un passage dans des camps de travail parviennent dans l’appartement d’une HLM de Normandie.
L’histoire de sa famille émerge du brouillard du refoulement par la magie de la littérature. Les obsessions muettes et fantomatiques du passé prennent soudainement avec les mots l’éclat des jours de Kabylie, la couleur et l’odeur des pins des montagnes qui entourent la ville de Palestro, et sur les crêtes desquelles vivait sa famille.
Le roman commence comme celui d’un récit mythique : Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Ali, qui est revenu de la guerre où il s’était engagé au côté des alliés, et ses frères se baignent dans un torrent de montagne. Soudain, entraîné par le flot, apparaît un pressoir à huile. Ils le hissent hors de l’eau. Ce pressoir venu d’on ne sait où apportera à la famille le début de l’aisance. Mais comme dans les mythes, les prodigalités des dieux se payent. Ici le fatum prend le visage de l’Histoire. Elle dessine entre les êtres d’invisibles lignes qui les séparent à jamais. Lorsque la guerre d’Algérie éclate, Ali est un notable qui a su faire fructifier le cadeau des dieux. Il aime se rendre à Palestro au local des anciens combattants. Il observe avec circonspection les évènements se déployer et ne croit pas vraiment au succès de ces combattants du FLN qui vivent dans le maquis et qui ne lui paraissent pas peser lourd face à la machine de guerre des français. Alice Zeniter décrit, avec la finesse qui est la marque de son écriture, les actes infimes aux conséquences radicales qui rangent les hommes dans un camp ou dans un autre. En 1962, sans savoir véritablement comment il en était arrivé là, peut-être parce qu’il n’a jamais cessé de parler à l’officier français en charge de la garnison de Palestro, Ali est un harki. Il doit fuir avec sa famille, et comme tant d’autres, voir du pont du navire Alger la blanche disparaître à jamais de la ligne d’horizon.
Là commence le récit de l’errance des perdants. L’errance dans une société française qui s’estime vierge de toute empreinte de son passé colonial. Le visage d’Ali et de sa famille reste celui de l’étranger, mais un étranger spécial qui habite les cauchemars d’une Nation. Le souvenir d’un songe que l’on cherche à refouler et qui se présente à la France en chair et en os. Pour éviter les traumatismes que cette vue causerait, on enferme les harkis dans des camps et on les occupe à bucheronner au fond des forêts. Le choix de l’acculturation, l’oubli de la culture d’origine, tentent certains. D’autres se réfugient dans leur histoire trouée que le temps effiloche encore. Les enfants ne conserveront de la langue de leurs parents que des mots épars aux résonnances étranges qui seront une trace d’un passé silencieux.
A travers une saga familiale, Alice Zeniter nous donne à voir un épisode de l’histoire coloniale. Par nature, elle est tramée de violence, mais Alice Zeniter ne lui cède jamais rien. Elle nous donne à voir sans chercher à nous enrôler. En accompagnant Naima dans sa quête, c’est notre histoire qu’elle restaure. Par la grâce de la littérature, elle enrichit notre roman national de l’histoire oubliée des vaincus. Une belle illustration de l’art de perdre.
Franck Verdun
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