L’Art de la traduction, Hugo Friedrich (par Nathalie de Courson)
L’Art de la traduction, Editions Unes, trad. allemand et postface Aurélien Galateau, 45 p. 11 €
Ecrivain(s): Hugo FriedrichLes Editions Unes ont ouvert à l’automne 2017 leur collection « Unes Idées » avec le texte d’une conférence prononcée en 1965 à l’Académie des sciences de Heidelberg par le grand romaniste allemand Hugo Friedrich : L’Art de la traduction.
L’orateur commence par donner un cadre strictement littéraire à ce qu’il entend par « art de la traduction » et annonce que son étude sera centrée sur un exemple concret : la traduction d’un sonnet de Louise Labé par le poète Rainer Maria Rilke, qu’il introduit par une brève histoire de la traduction.
La traduction est-elle un contact de culture à culture, ou bien « est-elle seulement la réaction d’un poète isolé à un autre ? », demande Friedrich. Le « seulement » nous donne un premier indice de la tournure polémique que prendra la conférence. Friedrich rappelle dans son résumé historique que les Romains pratiquaient une traduction « captatrice », conquérante, assimilatrice, perspective qui a prévalu jusqu’à la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Depuis Schleiermacher et Humboldt, l’art de la traduction est devenu un « mouvement vers l’original, un basculement dans l’étranger et pour l’étranger ». Il faut que la langue d’arrivée soit stylistiquement adaptée à la langue de départ, sans appauvrissement mais sans exagération non plus.
Ceci étant posé, Friedrich va démontrer avec alacrité l’absence totale de rigueur de la traduction par Rilke du sonnet de Louise Labé, Depuis qu’Amour cruel empoisonna, dont il donne à lire trois versions : le sonnet en français, une traduction littérale en allemand de son cru, et la version allemande de Rilke. Il a pris soin de faire précéder cette dernière d’une analyse stylistique précise de la composition du poème, où il met en évidence la sobriété avec laquelle Louise Labé respecte les règles formelles de l’école de Lyon. La version de Rilke nous sera enfin restituée en français par le traducteur du livre Aurélien Galateau.
Vers après vers, les entorses patentes de Rilke à la versification et au sens original du sonnet sont décortiquées : « Alors que l’original présente une architecture constituée dans le mouvement, on trouve chez Rilke un écoulement amorphe ». Ailleurs, « Rilke détruit le caractère d’une langue et d’une idée littéraire, et il le remplace par l’à-peu-près d’une sobriété affectée ». Friedrich en conclut que Rilke traducteur n’a pas trouvé « une nouvelle langue à l’aide de l’original étranger », et qu’il s’est narcissiquement complu dans ses propres surenchères stylistiques : « Il nous transmet bien plus une variation de sa plume qu’un miroir de l’original ». Les dernières pages sont impitoyables : Rilke s’est prétendu traducteur alors qu’il n’a été qu’un vague adaptateur qui nous fait régresser à l’époque de la traduction conquérante dont les principes posés par Schleiermacher et Humboldt nous avaient débarrassés.
La postface d’Aurélien Galateau met en perspective cette magistrale démonstration sans rien lui enlever de sa vigueur et de sa cohérence, mais en faisant état de positions ultérieures à celle de Friedrich. Dans l’ensemble, L’Art de la traduction nous confronte à ce que Laurent Berman appellera « l’épreuve de l’étranger ». C’est un outil de réflexion pour tout lecteur qui, au-delà des questions techniques, s’interroge sur ce que crée la langue poétique et sur les moyens de le recréer en une autre langue.
Nathalie de Courson
- Vu : 2005