L’art de la nouvelle chez Stefan Zweig, par Charles Duttine
J’aime bien relire des classiques pendant la période estivale. C’est une parenthèse qui se prête au recul, à la distance et au ressourcement, pour employer des mots d’aujourd’hui.
Le moment d’une villégiature peut favoriser cette « épochè » par rapport au quotidien. Posture (qui n’en est pas une) bien éloignée de celle démystifiée par Roland Barthes dans Mythologies, s’amusant de l’image bonhomme de Gide lisant du Bossuet en descendant le fleuve Congo. Un phénomène que l’on observe aussi autour de soi. Même les médias invitent à se replonger dans nos classiques, le temps d’un été. La Fontaine, cette année avec France-Inter, les années précédentes avec Machiavel et plus loin Montaigne, Baudelaire. Bref, relire ses classiques, sous le soleil de l’été, c’est revigorant, roboratif. Momentanément, cela revient à laisser de côté les contemporains qui parfois lassent, déçoivent, obéissent à des modes et disparaissent pour certains…
Rien de tel donc que de se replonger dans un auteur que l’on dit « classique ». On peut d’ailleurs se demander ce que signifie un tel terme. Contentons-nous de dire qu’un auteur « classique » résiste à l’écume des jours. Il nous dit encore beaucoup sur nous et ceux qui nous entourent et nous aident à voir un peu plus clair dans l’humanité. On se laisse aussi bercer par un ton éminemment singulier, séduire par le rythme d’un phrasé et un univers, ou encore subjuguer par le passage répété de son faisceau lumineux, tel un « phare » comme aurait dit Baudelaire. Et puis, un classique connaît une plasticité. Sa richesse fait que chacun y trouve à s’émouvoir et à s’émerveiller, souvent de manière différente d’un lecteur à l’autre.
L’an dernier, j’avais lu Belle du Seigneur d’Albert Cohen, acheté quelques centimes à la fin d’une brocante. Le vendeur n’a pas dû se rendre compte qu’un tel chef-d’œuvre était hors de prix. Ou bien a-t-il voulu me l’offrir symboliquement ? Un long roman au souffle puissant et dont on garde un souvenir marquant. Cet été, j’ai lu Stefan Zweig, relu certaines de ses nouvelles que j’avais découvertes (pour quelques-unes), il y a longtemps en mon adolescence.
Et l’exercice fut des plus profitables, m’invitant entre autres à réfléchir sur le genre de la nouvelle. La nouvelle, forme tellement déconsidérée en France, et non pas ailleurs dans le monde anglo-saxon notamment. « Ah bon, vous écrivez des nouvelles ! Le public n’aime vraiment pas ! Essayez-vous plutôt au roman ! ». Réflexion péremptoire trop souvent entendue chez quelques libraires et surtout chez les éditeurs. Et pourtant, la nouvelle est un genre singulier qui peut être poussé à sa perfection comme chez Zweig. On y retrouve chez lui une écriture concise, exacte presque millimétrée, l’art de la litote ou de suggérer, un récit concentré souvent autour d’un ou quelques personnages et une chute parfois déconcertante mais, après coup, évidente.
Mais il y a aussi chez lui des innovations narratives que l’on pourrait croire réservées au roman comme des récits enchâssés, des récits dans le récit (dans Amok, ou Vingt-quatre heures de la vie d’une femme). L’étude des personnages semble tout aussi fouillée, approfondie ; l’auteur, tel le parcours d’une vis entêtée, s’aventure dans les coulisses souvent noires et ambiguës de l’âme de son ou sa protagoniste, étudie son obsession, sa monomanie (La Confusion des sentiments, ou Leporella). Et, enfin, on a un sentiment d’achèvement avec la lecture. Rien d’autre n’est à ajouter. Tout a été dit. L’essentiel est passé. On a compris toute l’horreur de la situation (Le joueur d’échecs).
Rien de tel, donc, que le détachement que procure la lecture d’un « classique » pour l’enrichissement multiple qu’il apporte, en été ou en toute autre saison, d’ailleurs.
Charles Duttine
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