L’Art de la mémoire, Frances A. Yates (par Didier Smal)
L’Art de la mémoire, Frances A. Yates, Folio, avril 2022, trad. anglais, Daniel Arasse, 640 pages, 14,90 €
La légende veut que le pharaon à qui fut présentée l’invention de l’écriture s’en indigna, car là où le scribe inventeur voyait une possibilité d’affranchir l’être humain des limites de sa mémoire, le roi y voyait une perte de celle-ci. Ce pharaon serait aujourd’hui horrifié car est arrivé à la mémoire humaine bien pire, selon sa croyance, que l’écriture : l’externalisation de la mémoire vers le numérique, cette délégation d’une partie des capacités mémorielles vers un disque dur ou vers le cloud. Pour faire simple, l’humain doit désormais juste mémoriser un chemin vers l’information et la nature de celle-ci, mais plus l’information en question ; de façon caricaturale, c’est se souvenir du dossier dans lequel sont conservées les photos de vacances, mais plus des détails des vacances en question. Et si le support numérique est perdu, le souvenir est perdu, c’est aussi simple que cela, puisque le cerveau s’est en quelque sorte déchargé de la nécessité mémorielle vers ce support, physique ou virtuel.
Nul doute que ce constat, contemporain de la naissance d’Internet et de l’expansion du numérique, donc de la mise à disposition d’une source d’information censément universelle et fiable dans la poche de chaque Occidental (à trois pour cent environ d’irréductibles près), inciterait Frances A. Yates à ajouter à son étude de la conceptualisation de « l’art de la mémoire » à travers les époques (Antiquité, Moyen Âge et Renaissance) une quatrième partie, dans laquelle Simonide de Céos serait invoqué pour replacer non les convives d’un banquet sur lequel s’est effondré un toit, mais bien les notions à retrouver au cas où s’effondreraient le réseau Internet et l’assurance qu’il offre de conserver et rendre accessible supposément tout le savoir humain. On galèje, mais à peine…
Pour autant, l’essai de Yates n’est en rien prescriptif, n’est en rien une ode à la mémoire, mais bien une description de pratiques nées durant l’Antiquité, revitalisées par la scholastique médiévale et trouvant à s’épanouir par le biais de l’ésotérisme et du mysticisme renaissants – avec la question de savoir si le Globe de Shakespeare n’était pas disposé de façon à permettre aux acteurs de mémoriser le texte, c’est-à-dire d’en connaître non pas juste le chemin mais d’en retrouver un lieu précis, qui permet de le visualiser, de s’en souvenir. Car c’est une constante dans les observations proposées par Yates au fil de cette riche étude qui se lit comme une quête, celle d’un Graal mémoriel en l’esprit de chaque être humain : la mémoire est un espace à habiter, ou du moins à visiter, et en tout à construire, ou du moins à envisager comme une construction – une forêt, un paysage, une région montagneuse pourrait servir de support à la mémoire, mais uniquement par réorganisation mentale. Cette constante de la spatialisation de la mémoire et donc de sa visualisation explique probablement pourquoi la traduction en français a été assurée par Daniel Arasse.
En effet, il est inévitable que L’Art de la mémoire rencontre celui du Détail ou des Décors italiens de la Renaissance : les deux sont affaire de perspective, de mise en image ; les deux ne peuvent que se rencontrer, et se sont d’ailleurs rencontrés, ainsi que l’atteste Lodovico Dolce dans son Dialogo en 1557 : « Si nous avons quelque familiarité avec l’art des peintres, nous serons plus capables de former nos images de mémoire. Si vous voulez vous rappeler la fable d’Europe, vous pouvez utiliser la peinture de Titien comme image de mémoire ; de même pour Adonis, ou pour tout autre histoire mythique, profane ou sacrée, en choisissant les figures qui vous charment et qui, par là-même, excitent la mémoire ». L’image, c’est une constante des pratiques mémorielles, permet de se souvenir, peut-être mieux que la saveur d’un quelconque « petit morceau de madeleine […] trempé dans son infusion de thé ou de tilleul » par une tante vieillissante. Quoi qu’il en soit, Arasse explique lui-même avoir voulu être « aussi fidèle que possible » à « la langue simple et élégante de Miss F. Yates », et cela se ressent au fil d’un essai qui, bien que faisant appel à de nombreuses références d’ordre parfois philosophique, est limpide de bout en bout.
Qu’en retenir ? Que la mémoire est un art, et comme tout art, pour citer Fromm, elle requiert discipline (elle est « artificielle », même si l’on aime à croire en la belle exception des Fleury dans Les Cerfs-volants de Romain Gary), concentration, patience et suprême souci de la maîtriser ; en bref, elle s’exerce au quotidien, par volonté et sans pour autant la réduire à un jeu de société façon singe savant. Cet art, Yates en raconte l’histoire, l’Histoire, les histoires, et donne envie de le pratiquer, pour retrouver la sensation magnifique de pouvoir décider seul, à partir des informations contenues dans notre esprit, plutôt que déléguer tout choix à un quelconque algorithme fouillant dans nos données externalisées. Que tout nouvel appartement dans notre palais mémoriel soit notre propre construction, en somme.
Didier Smal
Frances A. Yates (1899-1981) est une historienne anglaise ; spécialiste de la pensée magique de la Renaissance, elle a orienté ses recherches vers le domaine de la mémoire dès 1952 et a publié L’Art de la mémoire, son ouvrage le plus connu, en 1966.
- Vu: 1118