L’arrestation, Derrida-Kafka, Jean Esponde (par Murielle Compère-Demarcy)
L’arrestation, Derrida-Kafka, Jean Esponde, éd. Atelier de l’Agneau, février 2020, 154 pages, 18 €
Fiction, roman épistolaire, journal de bord, prose autobiographique, essai, critique littéraire – ce roman protéiforme brasse un peu et en un livre ces genres dans une dynamique réflexive qui nous embarque dans un récit initiatique, à l’aune du miroir de la littérature romanesque, surtout lorsqu’elle s’exerce en période historique de crise.
L’arrestation de Jean Esponde (qui a déjà écrit des livres concernant Rimbaud, la Corne d’Afrique et le désert afar, Segalen et la Chine, Héraclite et la Grèce ancienne, Barthes… où des cycles s’enchaînent, prose et poésie se nourrissant et avançant parallèlement) se situe dans l’ère du juridique, dans laquelle notre société s’englue progressivement jusqu’à menacer les libertés individuelles. Cet aspect est signalé dès le choix du titre, dans les citations de Kafka et Derrida en exergue, dans les propos du roman et la présence de l’auteur tchèque et du penseur français.
Roman actuel, donc, alliant réflexion et action au cœur de notre société, à l’aune de périodes et d’événements éclaireurs de notre Histoire concernant la place des libertés individuelles face au législatif en général, la place de l’artiste, du créateur, de l’écrivain au milieu de la société en particulier, de sa légitimité (absence ou déficit de reconnaissance) au sein de celle-ci (le créateur en grande solitude face à ce que Kafka appelait « le silence du dehors »). L’arrestation mène également une réflexion sur le travail de l’écrivain, marginal, hors communauté, dans le désert de l’écriture, « ostensiblement ignoré », au travers des figures littéraires de Franz Kafka et Jacques Derrida.
L’arrestation s’écrit durant cette période historique de crise dans laquelle le lecteur se trouve lui-même et malgré lui englué en ce début de 21e siècle ; période biographique de crise pour le narrateur, en « transition professionnelle ». Cette problématique rejoint le sujet de mémoire que tente de fixer et d’expliciter Françoise, une étudiante : quid de la tentation de l’écriture fictive chez des essayistes et philosophes, autrement dit, pourquoi ces figures pensantes ont-elles été tentées dans leur cheminement philosophique de quitter le monde des idées pour celui de l’imaginaire ?
De même que le narrateur de ce journal de bord qu’il tient tous les soirs se trouve à une étape charnière de sa vie, l’étudiante qu’il accepte d’aider pour « son mémoire en Master 2 » se cherche dans son cheminement chaotique professionnel, naviguant de stage d’observation en stage d’observation, changeant de projet en cours de route sans savoir précisément vers où poursuivre sa lancée : devenir journaliste, ou travailler dans l’édition, ou… ?… Au milieu de cette brume existentielle, le narrateur pose lui-même des balises au bord de son chemin, afin de ne pas s’égarer ou se laisser aller :
« Faire attention à ne pas se laisser trop entraîner, risque possible quand on se retrouve seul, les échanges sans fin, les bavards toujours à relancer quelque chose, vous bouffent le temps sans scrupule, collent et lâchent difficilement ; avec cette Françoise, peu probable, (…) ».
Résumons, afin d’éclaircir le futur lecteur sur la démarche ici romancée en une écriture expérimentale telles que celles publiées régulièrement par les éditions de l’Atelier de l’agneau : journaliste littéraire, le narrateur se rend à Prague afin de concrétiser le sujet de son livre concernant des écrivains et poètes tchèques d’aujourd’hui. Correspondant avec une étudiante qui doit choisir un sujet de mémoire sur le rapport des essayistes et philosophes avec l’écriture de la fiction, déambulant dans Prague sur les pas de Kafka, apparaît sur le chemin des deux protagonistes la figure emblématique de Derrida qui fut incarcéré dans la capitale tchèque du 30 décembre 1981 au 1er janvier 1982, sur le chef d’accusation de trafic de drogue. Coïncidence éloquente : lors de son arrestation, le penseur Derrida portait avec lui les feuillets d’une prochaine communication à propos du texte de Franz Kafka, Devant la loi. « Vous devez avoir l’impression de vivre une histoire de Kafka », dit à Derrida un avocat.
Ainsi fonctionne ce roman, dans un réseau de communication où le monde passé et le présent se télescopent, où le changement des perspectives approfondit le champ de vision du narrateur – ici acteur et spectateur – qui nous plonge dans l’Histoire littéraire en même temps qu’il nous emmène sur les pas de figures symboliques mais nullement choisies au hasard, dans les méandres et le labyrinthe du temps. Ainsi le romancier Kafka témoin d’un monde de métamorphoses dont celui d’« un grand mouvement d’industrialisation dans les banlieues et en province », Kafka « au centre de ce bouleversement, de ces milliers d’ouvriers en attente de dignité et de protection sociale », témoin d’un monde sourd au « tribunal invisible » face auquel il se trouve confronté et dans lequel il se retrouve englué tel un cafard erratique errant au plafond de la folie des hommes pour tenter d’y réchapper… Un homme face au mur, tel le narrateur pris dans un entre-deux de vacuité professionnelle, à la charnière d’un monde en transition entre les rebuts du passé et les sauts vers un avenir vers lequel on ne peut se projeter. N’est-ce pas, par une sorte de mise en abyme, le miroir tendu devant nous sur notre chemin chaotique de notre situation en 2020, citoyens quelque peu égarés dans les brumes d’un monde incertain, « K » anonymes et pourtant identitaires acculés malgré eux dans l’impasse de certaines interrogations peut-être viciées par ces temps crépusculaires (« comment croire aujourd’hui à la légitimité du discours philosophique ? », s’interroge par exemple le narrateur de ce journal de bord, en prise avec un fourmillement de questionnements au fur et à mesure de ses pérégrinations). Avec, en toile de fond, un décor poétique et expressionniste comme le diffuse Prague dans la brume, le soir, aux abords du pont Charles…
« Le nom Prague évoque un climat souvent décrit, étrange, médiéval, à la fois suranné et fantastique. Des rues sombres autour du fleuve, engluées de brouillard froid, vestiges du passé »
… et en même temps, un rendu de ce décor contrepointé par l’écriture introspective et le contenu réflexif du journal de bord, comme l’écrivain Kafka dans son Journal s’est appliqué à « éviter de poétiser Prague ».
Le narrateur veille précautionneusement à ne pas se laisser accaparer par le superflu, le papillonnage ambiant, le buzz numérique, « le moutonnement infini du commentaire » afin d’avancer sur le chemin de la réflexion autour de la tentation de l’écriture littéraire/fictive chez des philosophes/des penseurs. Son projet s’explicite au fil de son journal de bord en train de s’écrire : après la constatation que l’hermétisme des genres littéraires n’est pas au goût du jour, le narrateur s’interroge sur l’avenir des genres traditionnels, sur la légitimité aujourd’hui du discours philosophique, sur la légitimité de l’essai, tout en relisant Kafka, son Journal et « la fatalité pragoise à l’œuvre partout », la mise en accusation de ses personnages vidés de leur identité par une instance judiciaire implacable dont la sentence absurde renvoie à l’absurdité du monde. Les figures intellectuelles de Derrida et Barthes essaiment autour du chemin réflexif du narrateur ballotté entre un passé littéraire et politique et un présent brumeux. Barthes et Derrida partagent la zone infra-littéraire de ne pas avoir grandi sur un terrain favorable, en territoire conquis. « Bien sûr », affirme Pierre le narrateur, « c’est infra-littéraire mais ça joue concernant l’approche d’une œuvre » (nous sommes là à l’opposé de la conception du formalisme des années 1970 suivant laquelle la biographie d’un auteur ne pouvait intervenir pour éclairer son œuvre).
Ainsi ce journal de bord est un journal de réflexion littéraire au sens où la pensée du narrateur y défile la trame de ses jours qu’il a décidé de ne pas calculer afin d’en optimiser les bienfaits ; où son esprit déroule les cheminements de la pensée réflexive et critique en regard de la biographie et de l’écriture/de l’expérience littéraire (« l’affirmation de soi par l’écriture ») ; où un journal de bord examine comment la littérature a pu se laisser courtiser par des penseurs. Ce journal de bord littéraire est aussi le journal de bord d’une vie à l’aune de nos existences contemporaines brumeuses, difficiles à saisir et sur laquelle le narrateur tente de se concentrer, « sur ce qui se passe ICI au présent, c’est important, une réalité à saisir par petites touches, et indirectement le monde de Kafka » ; le journal de bord d’un type, épris de littérature, en quête de « mieux repérer la littérature d’aujourd’hui », dans une société navigant à vue entre un passé littéraire et une société en marche peut-être vers un autre monde culturel que celui des intellectuels : un monde médiatique, avec des leaders politiques manichéens.
À nouveau aujourd’hui sorte de flirt entre littérature, philosophie, sciences humaines, une transgression des frontières, des genres ; la littérature se laisserait séduire par des penseurs qu’elle attire ; pour être mieux entendus ils vont négliger l’argumentation universitaire au profit des ressources de la fiction, de l’imaginaire, de la poésie, plus vives, plus libres, en y injectant autrement leur pensée.
Que peut la littérature que ne comblerait pas la pensée philosophique ?
Nous sommes ici au croisement de genres littéraires, à l’intersection de vies en suspens, comme un promeneur traversant le pont Charles, à Prague, sur le fil de ses pensées glissant entre « hasard et nécessité », modus vivendi auquel nous invitent les premiers mots du livre. Nous sommes à l’intersection de mondes différents, parfois aux mentalités différentes : l’état d’esprit tchèque par exemple plus rigide par rapport aux transgressions de la loi ? Un policier à Jacques Derrida :
(…) drogue, libération des mœurs, seins nus sur les plages, pornographie, etc., chez vous c’est très tolérant, corrompu. Ici, pourtant, sans être choqués, nous n’y sommes pas prêts, ou plutôt nous avons des valeurs, nous résistons, les gens sont pudiques, le peuple tchèque. En pensant juste faire plaisir à quelques amis (…) vous faites du mal à la population…
Quel lieu plus propice que la capitale tchèque pour exécuter ce saut dans sa propre vie qu’entreprend le narrateur à un moment critique de sa vie et suggérer ce halo inquiétant qui entoure à certaines périodes de l’Histoire le monde et la société, prêts de s’engloutir ou de rebondir, frappés dans leur respiration et leurs constructions empêchées par une déshumanisation en cours ?
Murielle Compère-Demarcy
Jean Esponde, poète, écrivain et voyageur, né en 1945 à Ciboure, a publié des livres concernant Rimbaud, la Corne d’Afrique et le désert afar ; Segalen et la Chine ; Héraclite et la Grèce ancienne ; Barthes…
- Vu: 1373