L’arpenteur des ténèbres, Antoni Casas Ros
L’arpenteur des ténèbres, janvier 2018, 327 pages, 19 €
Edition: Le Castor Astral
La quatrième de couverture est suffisamment explicite, prometteuse, alléchante : on imagine déjà Antoni et Anca sillonner les États-Unis et le Mexique à la recherche de Toma Emin, l’écrivain mystérieux, qui refuse d’apparaître en public. On conçoit aisément que la quête sera longue et on l’espère palpitante et atypique à l’instar de nos deux amants : Antoni n’a-t-il pas été embauché par une étrange fondation pour laquelle il devra décrire le monde selon un pur critère esthétique ? Après avoir tagué son sexe en rouge sur bon nombre de murs new-yorkais, Anca ne peut décemment pas en rester là. Nul ne doute, enfin, que leur marginalité viendra contrarier le nouveau genre de terrorisme qui s’abat sur le monde.
Au début, tout se passe sans heurt : Antoni, l’écrivain qui n’avait jamais écrit un texte ailleurs que sur une ardoise effaçable, part à la découverte du monde avec son Olivetti Valentina rouge, fort d’un contrat d’un an et d’un salaire correct et régulier. Sa seule contrainte : un texte qu’il enverra chaque semaine à son employeur. Son choix personnel : une esthétique du chaos. Il rencontre Anca, la belle et fascinante cunt artist. Ensemble ils décident de retrouver Toma Emin et d’honorer l’engagement d’Antoni par l’envoi de textes croisés sur des sujets qu’ils tirent au sort. Quant à la menace terroriste, elle demeure distante, relayée par la télévision.
Mais progressivement, l’horizon d’attente se trouve malmené. C’est qu’on ne sait pas vraiment à quel moment tout bascule : les sujets se cherchent, se rencontrent, se quittent, se perdent, se retrouvent, s’inventent, se rêvent, s’écrivent, se lisent, s’enlacent et s’entrelacent aux sens propre et figuré. Quelques témoins énigmatiques croisent le voyage fantasmagorique des amoureux : un indien, un caméléon, un albinos, un anthropophage… Les instances narratives se succèdent, les récits se confondent. Le tempo s’accélère pour ne pas dire se précipite dans un tourbillon vertigineux et hallucinatoire où la félicité côtoie la terreur, et l’amour l’ignominie.
« Briser la linéarité du récit. Supprimer les transitions et tout ce qui sert à créer une continuité artificielle. Présent, simplicité, défiance des adjectifs et des comparaisons. Pas de psychologie des personnages. Pas de narrateur omniscient, mais des constellations narratives. Pas de “dit-il”, “dit-elle, “pensa-t-il”. Dialogues bruts. On doit deviner qui parle. Se dégager de la logique temporelle, de la chronologie. Que le drame vienne de la juxtaposition des éléments et non d’une construction dramatique. De l’espace, météorites, trous noirs, supernovas. Éthique : ne jamais parler d’un personnage comme on parlerait de son enfant ou de son chien. Il nous échappe. Il est libre. Je ne sais rien. Rien à dire. Le texte parle et révèle. Solitude ! Écrire comme un peintre, un musicien… ».
Ô combien ce credo d’Antoni est-il programmatique !
On pense à Albert Cohen pour le rythme haletant et l’écriture foisonnante, à Italo Calvino pour la fantaisie et la mise en abyme, à Georges Perec pour le savant mélange des genres et l’incongruité textuelle. On pourrait en citer bien d’autres tant ce roman est riche d’intertextualités. Les références explicites au dadaïsme, au surréalisme et à l’infraréalisme représentent aussi des indices révélateurs quant à son esthétique singulière. Néanmoins, contrairement à la plupart des œuvres surréalistes, le mystère finit par se dévoiler, et le lecteur, repérant enfin la logique qui aurait pu lui échapper, sera peut-être enclin à réitérer le voyage. Notons qu’il n’est cependant pas nécessaire de comprendre la structure des récits pour apprécier pleinement ce roman étourdissant : on s’y perd avec délectation à condition d’accepter l’ivresse et de se laisser porter par ses remous chaotiques mais toujours saisissants, poétiques et bien souvent très drôles.
Âmes sensibles et très conventionnelles s’abstenir, et pour toutes les autres, laissez-vous malmener, dérouter, enivrer par cette savoureuse esthétique du chaos, qui met à mal toute forme de dictature.
Christelle D’Hérart-Brocard
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