L'arbre aux secrets - 8 (Chap. IX)
En effet, le lendemain matin, lorsque Rose osa enfin jeter un œil dans la chambre de sa mère, celle-ci était étendue toute droite sous ses couvertures, les yeux ouverts, le regard perdu. Et Rose ne sut pas quoi faire d’autre que d’aller dans la forêt. Elle avala un verre de lait, glissa une pomme dans sa poche : elle était partie.
Il faisait très chaud ce jour-là. Malgré l’heure matinale, une buée légère s’échappait des prés des deux côtés du chemin. Rose clignait des yeux sous le soleil. Soudain, du coin de l’œil, sur sa gauche, elle entraperçut une forme blanche au milieu du pré. Elle tourna la tête, mais ne vit rien. Continuant sa marche, elle gardait cette sensation d’être accompagnée, de loin, par une silhouette qui se dissipait dès qu’elle s’arrêtait pour mieux la regarder. Elle pensa à l’enfant du grenier, en qui elle ne pouvait s’empêcher de reconnaître sa mère, petite fille. Ce que sa mère lui avait interdit en paroles hier, elle l’encourageait aujourd’hui en actes. Rose se disait cela, puis secouait la tête. Cette vague image qui l’accompagnait à travers prés, ce fantôme, ce n’était pas sa mère, c’était un songe né de son angoisse à elle, Rose, de son désir à elle, d’avoir une solution, de n’être pas impuissante. Et pourtant, pourtant… L’image, toujours insaisissable, persistait, un chant se faisait de plus en plus distinct, une chanson, une comptine, comme celle qui rythme les rondes, aux paroles incompréhensibles, mais l’air, gai et entêtant, qu’on a déjà entendu quelque part, mais les paroles, on ne s’en souvient plus, les paroles échappent.
Une chanson ancienne, un jeu ancien, un jeu qui tourne mal, dans la clairière, près de l’arbre creux. Dans l’arbre creux.
Rose se met à courir, elle pense comprendre, elle court dans le sentier, arrive à la clairière, la clairière est vide, mais Rose n’attend pas, ne cherche pas Victor, elle va droit vers l’arbre creux, penche sa tête par l’ouverture, elle croit voir, quoi ? Une secousse, on la pousse, elle tombe !
Elle entend la voix de Victor, qui ricane : « Bien fait ! » L’écho répète : « Bien fait, bien fait ! »
Le noir.
Rose plus tard ouvre les yeux, les referme. Le noir à nouveau.
Plus tard encore. Elle tâte sa tête, remue bras et jambes. Une bosse sur le crâne, mais rien de cassé. Elle se relève, encore étourdie, patauge un peu dans les feuilles mortes qui ont amorti sa chute, époussette ses vêtements, enlève les feuilles qui s’y sont accrochées. Elle lève les yeux et voit tout là haut un petit coin de ciel bleu par l’ouverture de l’arbre. Elle regarde autour d’elle. Il fait très sombre, mais elle distingue cependant vaguement les contours d’une sorte de caverne. Ses yeux s’habituant à l’obscurité, elle s’aperçoit que le plafond est transpercé de racines de toutes tailles, puis que le plafond est fait de racines et que l’endroit où elle se trouve est une espèce de coupole formée par les racines du vieil arbre. Quelque temps encore et elle est capable de distinguer devant elle une tache plus claire vers laquelle elle se dirige. Elle avance sa main et sent un réseau de racines traversé par un souffle d’air frais. Peu à peu, elle parvient à écarter les racines, emmêlées comme une chevelure, qui protègent l’entrée de ce qu’elle pense être un tunnel et où elle s’engage, pas à pas, le cœur battant.
Mais le tunnel ne remonte pas vers le sol. Il s’enfonce, de plus en plus profondément, dans la terre.
Rose avance à tâtons, sentant sur sa peau l’humidité de la terre, les narines pleines de son odeur pénétrante de champignons. Loin devant elle, une vague phosphorescence, d’un blanc un peu vert, comme la lumière que dégagent certaines plantes ou certains insectes. Au bout d’un moment, elle commence à entendre une sorte de rumeur. Plus tard encore, elle comprend : une rivière souterraine. La sensation d’humidité se fait de plus en plus forte, jusqu’à ce qu’elle débouche sur la rive.
La rivière, très large, s’écoule lentement sous une voûte immense. L’eau noire, lisse, épaisse comme de l’huile, scintille de cette lumière blanc-vert qui avait guidé Rose.
La présence de la rivière la rassure et l’inquiète à la fois. La rivière doit bien sortir de terre à un endroit, il suffit de la suivre, se dit-elle, d’un côté. De l’autre, cette eau noire, cette lumière étrange ne lui paraissent pas naturelles et, à un bruit brusque de plongeon, elle sursaute et manque de pleurer. Mais le plongeon se reproduit une fois, deux fois, trois fois, alors Rose prend son courage à deux mains et s’approche du bord. Elle étouffe un rire. Des poissons, ce ne sont que des poissons. Des poissons grotesques, un peu effrayants même, mais juste des poissons d’un blanc translucide, laissant apparaître le squelette, qui ouvrent et ferment lentement leur grosse bouche. Au bout d’un temps, il semble à Rose qu’ils happent ainsi la phosphorescence répandue à la surface de l’eau, peut-être des sortes d’algues ou de tout petits animaux. Décidée à ne plus se laisser effrayer, Rose regarde à sa droite et à sa gauche, afin de déterminer la direction à prendre. Elle se décide pour la droite, où l’obscurité paraît moins dense et la voûte plus haute.
Elle marcha longtemps sur la rive, auprès de l’eau noire, deux heures, peut-être trois. À certains moments, les parois se rapprochaient, la rivière bouillonnait et Rose devait se coller contre la pierre froide et suintante, craignant à chaque instant que le sol ne se dérobe sous ses pas. À d’autres moments, les parois s’écartaient tant que la rivière formait un lac où grouillaient les poissons et des espèces de grosses araignées de mer d’un blanc de craie. Puis, enfin, l’obscurité commença à se dissiper. Rien pourtant n’avait annoncé que la rivière se rapprochait de la surface. Le sol n’avait pas monté, l’air n’était pas plus frais, les poissons étaient toujours les mêmes. Les parois s’écartaient à nouveau, le courant ralentissait, annonçant la formation d’un autre lac.
L’obscurité se dissipait toujours davantage, jusqu’à atteindre les teintes grises de l’aube où la phosphorescence des eaux se diluait. Et là, au bord du lac, enserrant ses rives, des maisons, un village. Au bout du lac, à cheval sur la rivière qui reprenait son cours, un château. Enfermant tout cela, comme les boules de neige les chalets dans les boutiques souvenirs, une voûte de pierre lisse, arrondie, sans la moindre trace d’une ouverture, d’une sortie.
Rose s’arrêta, hésita, mais après tout, c’était bon signe ce village : des êtres humains vivaient là, pouvaient y vivre et connaissaient sans doute le chemin ramenant au dehors. Elle s’approcha de la première maison, jeta un coup d’œil à l’intérieur. Personne, apparemment. Regardant mieux, elle aperçut quand même la silhouette d’un garçon d’environ son âge, couché sur un lit au fond de la pièce unique qui formait la maison. Elle frappa doucement au carreau afin d’attirer son attention, puis se dirigea vers la porte qui s’ouvrit sous sa poussée et, du seuil, elle appela :
— Eh, bonjour, je m’appelle Rose.
Le garçon la regardait depuis le lit sans répondre. Il s’était quand même un peu redressé sur les oreillers.
— Et toi, comment t’appelles-tu ?
Pas de réponse.
— Je me suis perdue. Comment remonte-t-on à la surface ? Est-ce que tu peux m’aider ?
Elle parlait d’une voix douce, mais le garçon restait là, dans le lit, à l’écouter d’un air un peu affolé. Alors elle poussa complètement la porte et entra d’un pas. Il n’avait quand même pas perdu sa langue. Elle commençait à se mettre en colère. Elle avait beaucoup marché, elle était fatiguée, elle voulait rentrer chez elle. C’est ce qu’elle lui disait, d’ailleurs, d’un ton moins aimable qu’au début.
— J’ai beaucoup marché. Je suis fatiguée. Je veux rentrer chez moi !
Elle avançait vers le lit. Le garçon se recroquevilla sous la couverture.
— Alors ?
Pas un mot, le garçon avait le regard traqué. Rose, soudain, prit peur et en même temps elle s’énerva, elle cria :
— Alors ? Parle ? Tu ne peux pas ? Tu es muet ? Répond !
Le garçon à ce moment, au comble de la terreur, semblait-il, éclata et hurla : « Va-t-en ! »
Rose ouvrit de grands yeux, un instant réduite au silence, puis cria à son tour : « D’accord ! » Elle tourna les talons, fit quelques pas furieux vers la porte, fit un nouveau demi-tour et, les poings sur les hanches, d’un ton plus calme, demanda : « Comment ? »
Le garçon, pour toute réponse, haussa les épaules.
— Tu ne sais pas comment sortir d’ici ?
Même haussement d’épaules.
— Tes parents, comment font-ils pour aller travailler ou faire les courses ?
— Je n’ai pas de parents.
— Tu n’as pas de parents ? Mais avec qui vis-tu, ici ?
— Avec d’autres enfants.
— Je ne comprends pas. C’est une sorte d’école, ou de camp de vacances, ou quoi ?
Un camp de vacances ? Une école ? Ce serait étonnant quand même, se disait en même temps Rose. Mais quoi penser ?
— Non, ce n’est pas ça. Ici, il n’y a que des enfants et puis c’est tout. Dans toutes les maisons du village. Et il n’y a pas d’école, rien de ce genre.
— Super, répliqua Rose, sans grande conviction. Elle sentait bien que cette absence d’école, ce village sans adultes, ce n’était pas vraiment une bonne chose. Il lui suffisait de regarder la mine de celui qui parlait.
— On travaille toute la journée. Moi aujourd’hui, je suis malade, mais les autres travaillent au château.
Rose crut alors comprendre. Elle avait vu des reportages sur le sujet : des enfants-esclaves. Mais elle ne savait pas que ça existait ici. C’était interdit, et c’était pour ça qu’ils étaient cachés sous la terre. Comme les ateliers clandestins, dans les caves… Il fallait faire quelque chose ! Il fallait les sauver.
— Si tu me dis comment remonter à la surface, j’irai chercher des secours : la police viendra vous délivrer.
L’enfant rit, d’un rire sans joie.
— Ça ne marche pas ici comme ça. Il n’y a pas de sortie. Pas de possibilité de s’échapper. Ou alors… S’il y a une sortie, elle ne peut être que dans le château. Après tout, le comte, lui, va et vient à sa guise.
— Le comte ? Celui qui vous fait travailler ?
— Oui.
— Mais comment vous fait-il venir jusqu’ici ? Quand même pas tous par le trou de l’arbre creux. Et s’il a pu vous faire entrer…
— Quel arbre creux ? demanda le garçon, tout étonné.
— Peu importe. De toute façon, je ne crois pas qu’on pourra remonter par là. Au pire du pire, on pourra toujours essayer. Mais toi, comment tu es arrivé là ?
— Je n’en sais rien. C’est comme si j’y avais toujours été.
— Et les autres ?
— Ils ne s’en souviennent pas, eux non plus. D’ailleurs, tout est flou avant notre arrivée ici. On sait qu’on n’est pas né ici, qu’il y a un dehors, on voit des taches colorées, des visages aux traits brouillés, on entend des sons, des musiques, des voix qui nous appellent, mais c’est tout. Et plus on se rapproche de maintenant, plus tout est flou, gris, triste dans nos têtes, comme si elles avaient été remplies de brouillard.
— Mais ton nom, tu t’en souviens ?
— Ici, on m’appelle Pierre. Tous les garçons s’appellent Pierre et les filles Marie. Parfois, au début, un enfant refuse et veut qu’on l’appelle — je ne sais plus … Ça aussi, ensuite, on l’oublie… Mais ça lui passe. Ça lui passe toujours. Après tout, Pierre ou Marie, c’est plus simple. Après quelques mois de travail au château, on finit tous par se ressembler.
— Qu’est-ce que le comte vous fait faire ? demanda Rose, effrayée.
— Du ménage, la cuisine. Du jardinage. Pas grand chose, en fait : on est tellement nombreux ! Mais je ne sais pas… Ça nous use, tous. Ça nous amortit l’âme.
À voir le visage gris levé vers elle, les yeux sans expression, les cheveux ternes, pendant en mèches, Rose le comprenait sans peine. L’âme amortie… La vie sans la vie… Dans cette pièce, au pied de ce lit, à regarder Pierre, Rose se sentait plus vivante qu’elle ne l’avait jamais été, mais en même temps, déjà, c’était comme si quelque chose s’écoulait d’elle, goutte à goutte. L’âme amortie… Malgré la pitié qu’elle ressentait pour Pierre, elle ne pouvait pas rester plus longtemps. Il fallait qu’elle sorte, qu’elle sorte de cette maison et qu’elle sorte de cette caverne. Et pour ça, il fallait qu’elle se rende au château. Alors, brusquement, maladroitement elle dit à Pierre : « Bon, ben, il faut que je m’en aille… »
— Tu vas où ?
— Au château.
Pierre ouvrit la bouche, pour une mise en garde ou un encouragement, mais il se contenta finalement de hausser les épaules. L’âme amortie…
Ivanne Rialland
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