L'arbre aux secrets - 4
Chapitre V
Regardant sa mère, après le déjeuner, piquer distraitement du bout de sa fourchette sa part de tarte, Rose ne pouvait se sortir cette phrase de l’esprit : « À la fin les enfants furent bien punis ». Elle commençait à comprendre ou du moins à entrevoir ce qui avait pu se passer. Un garçon dont les autres se moquent, sa mère y compris, à contrecœur peut-être, sans doute parce qu’elle n’ose pas le défendre. Ou parce que, comme les autres, elle le trouve bizarre. Ou peu importe. On se moque du garçon, on le rejette, on le laisse seul, en classe, dans la cour, au village. Dans la forêt. Les enfants du village devaient se retrouver dans la forêt, au printemps, après la classe, pendant les vacances d’été. Le garçon les suivait. Parce qu’il aimait la forêt. Parce qu’il voulait jouer avec eux. Ou parce qu’il habitait dans la forêt.
Il habitait dans la forêt…
Et puis, un jour, quelque chose se passe. Un accident. Une plaisanterie qui tourne mal. Dans la clairière. Dans l’arbre creux. Alors le regret, le remords. Toute la vie. Toujours.
C’était ça ?
Le regard de sa mère était redevenu vide, tandis qu’elle triturait toujours sa tarte avec sa fourchette. Elle ne lui en raconterait pas davantage. Rose doutait même qu’elle se souvienne vraiment de cette histoire. Elle comprenait obscurément que si c’était le cas, elle n’aurait pas tant de pouvoir sur sa mère. C’était comme une mélodie dont on ne retrouve pas les paroles, obsédante, jusqu’à ce qu’on puisse la chanter à haute voix. Ce serait à Rose de retrouver les paroles. De trouver le texte correspondant aux illustrations, la véritable histoire du Royaume perdu. Pour cela il fallait qu’elle se rende dans la forêt. Il fallait, se dit-elle soudain, qu’elle retrouve Victor.
Elle empila les assiettes sales dans l’évier sans que sa mère ne bouge ni même ne parut l’entendre, puis sortit, en lui laissant un petit mot au cas où elle reviendrait à elle. Elle s’engagea sur le chemin de terre qui menait à la forêt, aujourd’hui d’un jaune paille sous le soleil ardent, traversa le petit pont au-dessus du ruisseau presque à sec et foula bientôt la terre brune du sentier, toujours humide et un peu glissant, sous la haute voûte des feuillages. Sans s’attarder, le regard rivé droit devant elle, elle se dirigeait d’un pas martial vers la clairière, résolue à obtenir des explications. Elle n’avait jamais douté d’y trouver Victor mais, pourtant, quand elle le vit accroupi à côté de l’arbre creux, elle eut un mouvement de recul. Se dominant, elle l’interpella :
– Eh ! toi !
Il ne daigna pas tourner la tête.
– Regarde-moi !
Il continuait à gratter le sol, à faire elle ne savait quoi.
– Regarde-moi ! Qu’est-ce que tu as fait à ma mère ?
Cette fois, il la regarda, bien en face, les yeux arrondis par la surprise. Il faillit perdre l’équilibre, se rétablit puis se leva lentement en époussetant son pantalon.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Il avait l’air sincère.
– Tu le sais très bien. Ne fais pas l’innocent…
Elle perdait son assurance.
– Je t’assure que je n’ai pas la moindre idée de ce dont tu parles.
Rose s’assit, ou plutôt se laissa tomber dans l’herbe.
– Il faut que tu me racontes…
Son ton n’était plus impérieux à présent, mais plutôt suppliant : Rose se sentait tout près de fondre en larmes.
Victor s’assit à côté d’elle et lui dit, avec une certaine douceur :
– Je t’assure… Je n’y comprends rien…
– Parle-moi de l’arbre creux.
– Quoi ?
Mais cette fois, son étonnement n’était plus aussi sincère. Elle se tourna vers lui. Il évita son regard. Alors elle tenta de ruser.
– Tu aimes bien cet endroit ?
– Pas vraiment… En fait je t’attendais.
C’était au tour de Rose d’être surprise.
– Pourquoi ça ?
– Comme ça… Je m’ennuyais.
Elle n’en croyait pas un mot. Mais, si elle voulait apprendre quelque chose, il fallait jouer le jeu.
– Ah. J’aurais cru que tu aimais bien être seul. La dernière fois…
– J’étais de mauvaise humeur.
– Et ça t’arrive souvent de…
– Je ne veux pas en parler.
Il serrait très fort les lèvres, les yeux baissés vers le sol où il traçait de vagues figures avec un bâton. Il était très pâle et elle remarqua ses taches de rousseur presque invisibles, qui faisaient un contraste étrange avec ses cheveux noirs. Il avait les yeux un peu rouges. Peut-être qu’il ne faisait pas semblant, qu’il était vraiment triste. Rose commençait presque à le trouver sympathique, cet étrange garçon qui aimait la forêt, qui aimait être seul, qui était un peu comme elle, en fait. Elle devait s’être tout imaginé, et Victor n’était qu’un enfant unique s’ennuyant durant les longues vacances d’été. Mais en même temps, le drôle de petit sourire moqueur semblait flotter en permanence sur son visage et lui donnait un air sournois. Rose se méfiait. Elle demanda avec hésitation :
– Tu veux jouer à quelque chose ?
– À quoi ?
– Je ne sais pas, ce que tu veux…
– À cache-cache ?
Ça faisait longtemps qu’elle ne jouait plus à ce genre de jeux mais elle accepta et le laissa se cacher en premier. Elle se plaça instinctivement pour compter près de l’arbre creux, empêchant Victor de s’y dissimuler. Victor fit une drôle de grimace mais ne dit rien, et Rose commença de compter. À cent elle se retourna.
Elle n’avait pas entendu un bruit, comme si Victor s’était évaporé dans les airs, et elle ne savait pas trop par où commencer. Elle fit quelques pas hésitants, se tourna vers l’arbre. Pas un mouvement, pas un bruit. Le silence lui paraissait presque trop profond, comme si toute la clairière était aux aguets. Elle avança encore, un pas, deux. Un craquement. Elle sursaute, fait volte-face, mais rien. À nouveau le silence. Elle appelle.
– Houhou, où es-tu ?
Pas de réponse, rien. Elle a soudain une boule dans l’estomac, elle tourne sur elle-même, regarde partout, n’ose bouger. Et puis elle se décide et marche, court vers un gros buisson, à l’autre bout de la clairière, en criant d’une voix fausse, aiguë, qu’elle ne reconnaît pas :
– Je vais t’attraper !
Elle est déjà dans le buisson, elle écarte les branches qui la fouettent, lui égratignent les bras, les jambes, dans un grand bruit de feuilles froissées. Bien sûr, personne dans le buisson. Bien sûr, elle sort du buisson pour entendre Victor déclarer, ravi :
– Je t’ai bien eu. J’ai gagné. J’ai gagné.
Il a la main posée sur l’arbre creux qui est le but et il sourit innocemment. Comme si, vraiment, il était juste content d’avoir gagné la partie.
– À toi maintenant, c’est à toi ! Je compte !
Il compte, les yeux cachés dans sa main, le front appuyé sur l’arbre.
– 1, 2, 3…
Elle reste figée, à côté du gros buisson.
– 23, 24, 25…
Elle fait quelques pas, mais les herbes et les feuilles font sous ses pieds des craquements sonores que Victor ne peut qu’avoir entendus. Courir ? Retourner dans le sentier, courir jusqu’à la maison ? De quoi a-t-elle peur ? Ce n’est qu’une partie de cache-cache. Soudain elle voit, là-bas, à la lisière de la forêt, près de l’arbre creux, le renard de son rêve, avec son air moqueur et sa langue rouge qui pend un peu de côté. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Elle battit des paupières et le renard n’était plus là. Elle entendait Victor :
– 81, 82, 83… Attention ! J’arrive ! 84, 85, 86…
Que faire ? Où aller ?
– 95, 96, 97…
Elle se jeta dans le gros buisson. Quelques secondes plus tard à peine, elle entendit la voix de Victor, juste au-dessus de sa tête, qui disait :
– Si tu ne veux pas jouer, il faut le dire. On arrête, alors.
Elle se releva, pleine de feuilles, un peu confuse. Il avait l’air vraiment fâché et déçu.
– Je vais rentrer chez moi, puisque c’est comme ça.
Rose, agacée par son ton geignard, le retint pourtant. Elle promit :
– Je me cacherai mieux la prochaine fois. On recommence si tu veux.
Victor accepta très vite, tout joyeux, et d’un bond il était à nouveau près de l’arbre et comptait.
– 1, 2, 3…
Rose avait retrouvé tous ses moyens. Elle s’éloigna du buisson, d’abord à pas de loup, puis, exprès, cassa une banche, près d’un gros arbre. Elle marcha ensuite très doucement, choisissant avec soin l’endroit où elle posait les pieds, et finit par s’accroupir derrière une souche, pas très loin de l’arbre creux. Si Victor regardait par là, il la verrait assez vite, mais si, comme elle l’espérait, il se dirigeait tout droit vers le gros arbre, en un clin d’œil elle serait au but.
Et c’est ce qui se passa.
– 98, 99, 100 !
Victor leva les yeux et sans hésitation il alla vers l’arbre, commençant déjà à protester.
– Si c’est ça, pour toi, te cacher ! Vraiment tu ne fais pas d’effort !
À peine avait-il fait quelques pas que Rose était au but.
– Eh, Victor ! Qu’est-ce que tu disais ?
Il se retourna, surpris, un peu vexé, la regardant sans rien dire. Puis son regard se décale, un peu vers la gauche, et revient sur elle, toujours sans rien dire. Elle regarde à son tour. Sa main est posée sur l’écorce, juste au bord du trou, sombre, odorant. Elle a envie de se pencher, de respirer cette odeur froide d’humus et de champignons, de rafraîchir ses joues dans cette ombre. Mais elle s’écarte, elle enlève sa main. Le regard de Victor, de nouveau, l’inquiète.
– Tu vois, cette fois, j’ai joué le jeu. J’ai gagné.
– On recommence.
– Non, c’est ton tour de te cacher. C’est moi qui compte.
– Tu ne pourras jamais me trouver.
– Ça c’est toi qui le dis. Je suis très bonne, moi aussi, à ce jeu. Et puis je pourrais ne compter que jusqu’à 20. Ou même 10, si tu es si fort.
– D’accord.
Il avait le sourire moqueur du renard dans son rêve. Mais Rose ne voulait plus y penser, à ce rêve. C’était un jeu, juste un jeu. Elle se retourne et compte.
– 10 !
La clairière est complètement silencieuse. Un pépiement d’oiseaux, un instant, puis plus rien. Victor était parti. Elle le savait. Elle chercha quand même, quelques minutes, battant mollement les buissons.
Il était parti.
Il reviendrait.
Ivanne Rialland
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