L’approche de Delft, De la peinture hollandaise & de Marcel Proust, Daniel Kay (par Olivier Verdun)
L’approche de Delft, De la peinture hollandaise & de Marcel Proust, Daniel Kay, éditions Isolato, 2011, 71 pages, 14 €
Le livre tout en finesse de Daniel Kay, L’approche de Delft, publié en 2011 par Isolato, se propose, en quatre chapitres particulièrement denses, de tisser des liens entre la peinture hollandaise, dont Vermeer de Delft constitue le parangon, et l’œuvre de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu. Il s’agit de mettre au jour la façon dont une œuvre d’art, qu’elle soit picturale ou littéraire, opère une transfiguration allégorique du réel le plus ordinaire. L’idée, très hégélienne au fond, qui sous-tend cette réflexion, est qu’il n’y a pas, en art, de réalisme stricto sensu, à quoi on tend souvent à réduire, à tort, la peinture hollandaise, accusée de prosaïsme bourgeois, comme le croit, par exemple, Eugène Fromentin dans Les maîtres d’autrefois : selon lui, le but des peintres hollandais du XVIIe siècle, qui excellent dans la peinture de genre, c’est-à-dire dans la représentation de la vie quotidienne, est « d’imiter ce qui est, de faire aimer ce qu’on imite, d’exprimer nettement des sensations simples, vives et justes ».
Contre cette idée convenue et pour le moins simplificatrice, Daniel Kay, qui s’inspire de la magnifique Introduction à la peinture hollandaise de Paul Claudel, reprise dans le recueil L’œil écoute (Gallimard, 1946), montre qu’au contraire l’art hollandais est imprégné d’une dimension allégorique qui pousse très loin l’ambiguïté entre le réel et le symbolique selon un dispositif sémantique décrit sous le vocable d’ambisémie. L’éloge du quotidien, à l’œuvre dans la nature morte et dans la scène de genre, joue sur un subtil équilibre entre l’affirmation de la réalité dans ce qu’elle a de plus fruste et de plus profane, et la tension vers un sens transcendant, eschatologique, empreint de poésie, de sagesse méditative, voire de mysticisme.
Dans cette optique, ce qui apparaît à la perfection chez Vermeer, c’est la constance avec laquelle il glisse, au sein du langage allégorique et emblématique, une forme d’épure, dépouillée de tout artifice rhétorique, au plus près du quotidien, à l’instar du très célèbre L’atelier du peintre qui semble guider notre regard vers la célébration de l’art de la « grande peinture dans la tradition italienne » (p.22). L’ambisémie désigne cet art de l’ambivalence maintenue, de l’hésitation prolongée, qui se « distingue d’autres formes d’ambivalence que nous rencontrons dans l’interprétation des textes et des œuvres d’art » (pp.24-25).
Le deuxième chapitre oblique vers une réflexion très enlevée sur une « certaine ambisémie proustienne » qui ne surprendra guère le lecteur familier de A la recherche du temps perdu. Comme chez Vermeer que Proust admire tout particulièrement et qu’il ne cesse de mettre en scène dans ses romans, il s’agit de « se tenir au plus près de l’intime, de tendre vers le monde des êtres et des choses à la manière d’un grand poème phénoménologique » (p.39). Persuadé que la vraie vie réside dans la littérature, Proust ne cesse de confondre le monde de l’art et celui de la vie, les êtres vivants et les portraits des musées. Ainsi le rapprochement avec la peinture que tente de réaliser Swann sauve-t-il Odette de son affligeante banalité, lui qui, on s’en souvient, déclare avoir gâché des années de sa vie pour une femme qui n’est même pas son genre.
Le troisième chapitre intitulé « Petit pan de mur jaune avec auvent » poursuit la réflexion sur le rôle de premier plan que joue Vermeer dans l’imaginaire proustien et dans la trame romanesque. Il s’agit plus précisément d’explorer la possibilité d’une analogie entre le « syndrome de Stendhal » et la question de Vermeer comme « véritable actant romanesque ». Où l’on apprend que le syndrome de Stendhal est un « trouble de la personnalité qui concerne le plus souvent des personnes seules en voyage et dotées à la fois d’une riche éducation dans le domaine des arts et des lettres et surtout une hypersensibilité qui les rend fragiles face aux chocs esthétiques » (p.58). Daniel Kay voit un lien entre les symptômes exprimés par Bergotte et ledit syndrome, malgré d’évidentes dissemblances entre les deux.
Le dernier chapitre, le plus incisif, conclut sur le thème proustien de la réminiscence, véritable « peinture hollandaise de la mémoire ». L’auteur s’attache à rapprocher la réminiscence du concept d’ambisémie qui constitue le fil conducteur de cet essai. Dans la peinture hollandaise comme dans le mécanisme de la mémoire involontaire où les êtres et les objets semblent déjà là, on trouve la même quête de la présence immédiate au cœur du quotidien. Le célèbre souvenir de la petite madeleine trempée dans la tasse de thé fait écho aux natures mortes hollandaises. L’expérience troublante de la réminiscence, qui n’est autre que celle de la durée, « ne prend sa source ni dans l’héroïque ni dans l’épique » ; elle fait signe vers une sorte d’épiphanie en plongeant dans les « configurations les plus banales de l’existence », comme dans cette longue scène du Temps retrouvé où la félicité du narrateur résonne au tintement de la cuillère, au contact avec la serviette tendue par le domestique – situations somme toute des plus banales qui rappellent au narrateur le souvenir de la madeleine.
Malgré les qualités évidentes du propos qui rendent la lecture de cet essai agréable et souvent très suggestive, le lecteur se perd parfois dans le dédale des références et des idées. On a un peu de mal à saisir, dans l’avant-dernier chapitre notamment, la trame démonstrative. La limpidité et l’élégance du style cachent un certain flou conceptuel. Ainsi la notion d’ambisémie aurait-elle mérité d’être plus rigoureusement élaborée. Que signifie-t-elle au juste ? En quoi se différencie-t-elle de l’analogie, de la métaphore, de la polysémie, de l’ambiguïté, termes que l’auteur ne prend jamais vraiment la peine de définir et qui sont souvent confondus. Au reste l’ambisémie est-elle le propre de la peinture hollandaise et de la démarche proustienne ? L’art n’est-il pas par essence ambisémique, en sorte que l’ambiguïté, dont on ne sait pas, encore une fois, si elle condense la notion d’ambisémie ou si elle n’en est qu’un avatar, constituerait le régime normal, et pour ainsi dire ontologique, de l’œuvre d’art. On regrettera, enfin, que les sources de certaines citations ne soient pas indiquées en bas de page et dans la bibliographie (celle, par exemple, de la citation de Daniel Arasse, à la page 21).
Olivier Verdun
Professeur agrégé de lettres modernes dans les Côtes d’Armor, Daniel Kay a longtemps enseigné la poésie contemporaine à l’Université de Bretagne-Sud. Poète, il a publié plusieurs recueils aux Éditions La Part Commune, dont le Tombeau de Georges Perros, ainsi que des articles sur la peinture. Il collabore depuis une dizaine d’années à une trentaine de livres d’artiste, dont Monts d’Arrée, paru en 2009. Ses poèmes ont été publiés dans les revues Théodore Balmoral, Rehauts, La Nouvelle Revue Française, La Canopée. La bibliothèque de la ville de Morlaix, où Daniel Kay vit actuellement et dont il est originaire, a organisé, en octobre 2010, une exposition intitulée « Daniel Kay : un poète et ses peintres ».
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