L’Apocalypse des travailleurs, Valter Hugo Mãe
L’Apocalypse des travailleurs (O apocalipse dos trabalhadores), traduit du portugais par Danielle Schramm, 208 pages, 18 €
Ecrivain(s): Valter Hugo Mãe Edition: Métailié
Au delà des images pour les touristes, la vie n’est ni pittoresque ni facile au Portugal. Surtout lorsque l’on vit dans une petite ville comme Bragança, au nord du pays, tout près de la frontière espagnole et à 250 km de Porto. Surtout quand, comme Maria da Graça et son ami Quitéria, on survit en faisant des ménages, en jouant les pleureuses lors des obsèques, voire en ayant de temps en temps recours à la prostitution. Ce n’est guère mieux, même si l’on est jeune est beau, quand l’on vient d’Ukraine et qu’on ne parle pas la langue, comme Andriy, qui a laissé au pays ses parents Ekaterina et Sasha. La seule consolation, parfois, c’est d’être si bas qu’on ne peut tomber plus. Ce qui permet par-dessus tout de survivre, ce sont les rêves que chacun tente d’entretenir. Rêves de mariage, de modeste réussite qui permettraient, ne serait-ce qu’une fois, de prendre des « vacances ».
L’écriture « étrange » de Valter Hugo Mãe nous emmène au cœur de la vie de chacun de ces êtres, nous donne à entendre leurs voix, leurs peurs et leurs colères, leurs espoirs et leurs tristesses. Ecriture « étrange » car elle peut dérouter au début : flux incessant des phrases qui se déroulent, semblant incapables de se poser et de reprendre leur souffle. Seuls quelques points et virgules (que le lecteur finit par ne plus voir), absence de majuscules initiales (que ce soit aux phrases ou aux noms). Cela peut au départ sembler comme une agaçante coquetterie de l’auteur. Puis cela produit petit à petit un effet inédit, celui de voix entremêlées en un récit continu, un flux d’histoires qui vont leurs chemins, poussées les unes par les autres, ne pouvant s’arrêter qu’à leur terme. Ecriture précise, où le quotidien est à la fois rêvé, sordide, ironique, inquiétant, bienveillant, poétique… et toujours vivant ou sur-vivant.
Maria rêve d’amour tel que l’on pourrait mourir d’amour, rien que pour donner une bonne leçon à cet insupportable Saint-Pierre qui lui refuse avec hauteur l’entrée du Paradis. Maria qui travaille pour monsieur Quiteira, le « vieux salaud » qui profite d’elle, mais pas seulement. Maria qui se surprend à aimer ce « vieux salaud » plus que son mari Augusto qui est la plupart du temps au loin, sur les mers, et auquel elle sert de la bonne soupe à l’eau de javel, la meilleure qui soit.
Chacun travaille et va son chemin dans un monde où l’apocalypse est devenue anodine à force d’être ordinaire et quotidienne. Chacun trouve sa boussole dans l’attention et le souci de ceux qui habitent et entretiennent leurs rêves, malgré les méfiances de ceux qui les ignorent et les surveillent.
Valter Hugo Mãe, une voix singulière qui résonne avec force et bienveillance, avec un léger sourire qui rend tous les malheurs un peu plus humains et peut-être un peu plus supportables. Une découverte et une révélation. Un auteur qu’on espère pouvoir relire bientôt.
Marc Ossorguine
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