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L’anniversaire de toutes les choses, Roxana Hashemi (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 29.01.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

L’anniversaire de toutes les choses, Roxana Hashemi, Éditions Nous, novembre 2024, 96 pages, 14 €

L’anniversaire de toutes les choses, Roxana Hashemi (par Marc Wetzel)

 

Cette jeune poète a l’horreur facile :

« des spores fongiques sortiront de bouches âgées

à chaque expiration

les poumons ont commencé

la décomposition

une personne posera déjà son

bébé sur le compost » (p.23)

mais elle n’a l’horreur facile, que parce que l’horreur est réelle, et que la virtuosité de cette auteure saisit son réel par cœur. La preuve est qu’elle a tout aussi naturellement l’humour facile :

« le fleuve se mit à geler

si franchement

qu’une patte de canard resta

coincée » (p.35)

 

Et si elle rend si aisément tous les sentiments du monde, c’est qu’elle a, miraculeusement, l’attention même du monde pour ce qui se passe en lui. Elle est sobre et discrète parce qu’elle n’a pas d’autre style que celui même du monde : elle n’a les mots que pour descendre (en rappel, aussitôt, parallèlement, exhaustivement) dans les éléments mêmes des situations – ceux qui décident d’eux-mêmes et des autres dans l’équilibre vivant qui s’offre. Elle sait infailliblement repérer et noter les pôles, forces et relais (ici, une mouche, une vitre, pain, nappe, réfrigérateur, senteurs de départ et d’arrivée – bref les ingrédients mobiliers d’une cuisine à l’ancienne) dans lesquels le présent se forme :

 

« Une mouche se cognait à la fenêtre

créant une fine

diagonale

dans la vitre

une miette de pain

gisait sur une nappe

le frigo crépitait

quand

la fenêtre explosa

sèchement

transperçant la mouche

et les odeurs » (p.36)

 

Hashemi est une sorte de récitante objective, qui saisirait, toujours et partout, la sorte de roman que se raconte le réel pour pouvoir arriver. Et poète, parce qu’elle sait qu’un présent a toujours à se former, et, prenant pour nous comme un cliché des ingrédients mutuels de sa mise en place, fait de ses mots les sièges mêmes où nous asseoir la lire. D’où l’extraordinaire confort de compréhension offert à ses lecteurs (ici, par exemple, une originale façon d’assimiler un mode d’emploi est, pour longtemps, écartée – oui, une tactique de mithridisation verbale échoue ! Elle le tente pour tous, l’échec est là, nous pourrons ne plus y revenir…) :

 

« Mes veines se sont éparpillées

dans mon corps

elles se sont trompées

elles ont oublié

j’ai fixé longtemps

un dessin

dans un livre

de médecine

puis

j’ai mangé la page

j’avais essayé

de leur parler

ça n’a pas marché

alors j’ai voulu

leur montrer

elles n’ont rien compris » (p.42)

 

C’est aussi une détective des moments décisifs, des propositions que le réel ne fait qu’une fois et reprend bientôt, des invitations de monde à ne pas bouder (sous peine de vie nulle), mais aussi à précautionneusement jauger et écarter si besoin (sous peine d’anéantir la vie) : moments où l’on sait exactement ce qu’on a à faire, ceux où l’on devine ce qui devait bien finir par arriver, ceux où advient de l’incongru ou du grotesque quand on rêvait d’un miracle, ceux où le pire infatigablement se renouvelle, ceux où devoir trouver le hasard à son goût, etc. Comment alors discerner, et traiter au mieux, ces incessantes et uniques occasions ? Le titre du livre le dit : en fêtant à propos « l’anniversaire de toutes les choses ». Voilà le secret : « connaître son monde », comme recommande Molière ; ou analyser nos capacités (à la Valéry) pour ne pas importuner le monde de sottes ou maladroites ambitions ; ou s’essayer au fantastique, mais (à la Michaux) sur le mode adaptatif ! Pour correctement poser les rails de nos avancées de vie, cette consigne de repérer et célébrer « l’anniversaire » de toutes choses est belle et suffisante : identifier grands et petits événements au retour annuel de leur jour donné (d’apparition, de décès, de conversion…), s’enquérir des habitudes du sort, savoir dresser la table des hôtes du banquet temporel. Distinguer ainsi, dans le cours même du monde, sa prose et sa poésie, voilà ce que peut justement, suggère cette auteure, notre intelligence poétique. Rendre aux choses leur cuvée propre, leur intime jubilé, leur solaire vrai millésime, et s’y tenir : chaque forme d’être ayant son (logique) sommet de présence, son zénith attitré – mais pas davantage, pas plus d’une fois peut-être, pas pour nous complaire en tout cas ! L’anniversaire des choses est le leur, non le nôtre. Espère-t-on qu’une chose brisée trouve équilibre sur une intacte ? Erreur ! Qu’une main ridée cherchera un bras lisse ? Illusion ! Que ce qui nous aura prodigieusement élevé sera avec ça assez aimable pour nous en redescendre en douceur ? Creuse songerie ! Le « mouvement général » se mène selon lui-même, d’un style sans poésie. La seule poésie est notre force de le lire selon lui !

 

« Une chose brisée

s’appuyant

sur

une chose brisée

une main ridée

touche presque

un bras ridé

un mouvement général » (p.30)

 

« Arrive le vent

me pose sur une haute

falaise

brut

avec impolitesse

rugueuse

et mains immenses

doux presque par définition

me dépose

me dit saute

l’être le plus exhaustif

le plus digne de confiance » (p.47)

 

Restent nos rapports mutuels. La poète chante une sorte de compassion clinique – une solidarité entre êtres finis (qui, comme elle le dit plaisamment, nous condamne à perdre constamment nos cellules devant les autres (p.66), à nous desquamer et nous entre-saupoudrer (!) ainsi publiquement, tombant dans les tasses de café les uns des autres…), tout juste capables, entre nous, de nous faire rebouteux de l’urgence, et nous raccourcir mutuellement la mort, nous lubrifier au mieux les portes de l’Enfer. Mais la pitié, comme chirurgicale et économe, est ici d’autant plus nette et efficiente : comprenant que « la nuit n’était pas (venue) seule » (p.69) – quelle plus belle image de la tragédie ? – l’auteure remet une partenaire sur pied en la rendant à sa nouveauté perdue ! Elle lui assène et restitue une apocalypse personnelle, lui faisant ici comme traverser sa déchéance à gué :

 

« Je voudrais te caresser deux fois

chaque

neurone

étincelant de colère

désinfecter ta langue

aux pépins de pamplemousse

et chaque pensée

à la javel

faire bouillir ton sang

pendant vingt minutes

tu seras

à l’aise

tu seras

comme neuve

tu verras » (p.68)

 

La sauvage intelligence du propos, son extra-lucide crudité (quand la poète, page 83, parle du « soupirail », comme d’un « objet beau » qui aide à se « vomir dedans », le choix même de ce mot fait entendre que le monde d’en bas « soupire », murmure ses rots de regret, ouvre confidence à nos caves, et traduit l’effrayante ambiguïté de nos « ouvertures » !), la justesse exigée de sa propre vie intérieure (quand elle nomme le « désir », elle précise qu’il ne « se réalise facilement que d’un côté » – voyant qu’on ne peut souhaiter une présence qu’en regrettant une absence ; ou « l’intention » (p.87), qui « est là/ comme défaite », elle fait deviner que si l’idée suffit pour faire aller de soi au but, aller du but au monde requiert toujours d’abord le monde même !), le génie poétique (pour parler directement) de cette première œuvre… redonnent confiance en ce que la poésie, sachant de nous, peut pour nous. Que Roxana Hashemi en soit remerciée.

 

Marc Wetzel

 

Roxana Hashemi, née en 1992, iranienne et allemande, vit et travaille à Marseille. Elle codirige la revue de poésie Muscle, et écrit et traduit depuis l’anglais et l’allemand. C’est ici son premier livre.



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.