L’anniversaire de toutes les choses, Roxana Hashemi (par Marc Wetzel)
L’anniversaire de toutes les choses, Roxana Hashemi, Éditions Nous, novembre 2024, 96 pages, 14 €
Cette jeune poète a l’horreur facile :
« des spores fongiques sortiront de bouches âgées
à chaque expiration
les poumons ont commencé
la décomposition
une personne posera déjà son
bébé sur le compost » (p.23)
mais elle n’a l’horreur facile, que parce que l’horreur est réelle, et que la virtuosité de cette auteure saisit son réel par cœur. La preuve est qu’elle a tout aussi naturellement l’humour facile :
« le fleuve se mit à geler
si franchement
qu’une patte de canard resta
coincée » (p.35)
Et si elle rend si aisément tous les sentiments du monde, c’est qu’elle a, miraculeusement, l’attention même du monde pour ce qui se passe en lui. Elle est sobre et discrète parce qu’elle n’a pas d’autre style que celui même du monde : elle n’a les mots que pour descendre (en rappel, aussitôt, parallèlement, exhaustivement) dans les éléments mêmes des situations – ceux qui décident d’eux-mêmes et des autres dans l’équilibre vivant qui s’offre. Elle sait infailliblement repérer et noter les pôles, forces et relais (ici, une mouche, une vitre, pain, nappe, réfrigérateur, senteurs de départ et d’arrivée – bref les ingrédients mobiliers d’une cuisine à l’ancienne) dans lesquels le présent se forme :
« Une mouche se cognait à la fenêtre
créant une fine
diagonale
dans la vitre
une miette de pain
gisait sur une nappe
le frigo crépitait
quand
la fenêtre explosa
sèchement
transperçant la mouche
et les odeurs » (p.36)
Hashemi est une sorte de récitante objective, qui saisirait, toujours et partout, la sorte de roman que se raconte le réel pour pouvoir arriver. Et poète, parce qu’elle sait qu’un présent a toujours à se former, et, prenant pour nous comme un cliché des ingrédients mutuels de sa mise en place, fait de ses mots les sièges mêmes où nous asseoir la lire. D’où l’extraordinaire confort de compréhension offert à ses lecteurs (ici, par exemple, une originale façon d’assimiler un mode d’emploi est, pour longtemps, écartée – oui, une tactique de mithridisation verbale échoue ! Elle le tente pour tous, l’échec est là, nous pourrons ne plus y revenir…) :
« Mes veines se sont éparpillées
dans mon corps
elles se sont trompées
elles ont oublié
j’ai fixé longtemps
un dessin
dans un livre
de médecine
puis
j’ai mangé la page
j’avais essayé
de leur parler
ça n’a pas marché
alors j’ai voulu
leur montrer
elles n’ont rien compris » (p.42)
C’est aussi une détective des moments décisifs, des propositions que le réel ne fait qu’une fois et reprend bientôt, des invitations de monde à ne pas bouder (sous peine de vie nulle), mais aussi à précautionneusement jauger et écarter si besoin (sous peine d’anéantir la vie) : moments où l’on sait exactement ce qu’on a à faire, ceux où l’on devine ce qui devait bien finir par arriver, ceux où advient de l’incongru ou du grotesque quand on rêvait d’un miracle, ceux où le pire infatigablement se renouvelle, ceux où devoir trouver le hasard à son goût, etc. Comment alors discerner, et traiter au mieux, ces incessantes et uniques occasions ? Le titre du livre le dit : en fêtant à propos « l’anniversaire de toutes les choses ». Voilà le secret : « connaître son monde », comme recommande Molière ; ou analyser nos capacités (à la Valéry) pour ne pas importuner le monde de sottes ou maladroites ambitions ; ou s’essayer au fantastique, mais (à la Michaux) sur le mode adaptatif ! Pour correctement poser les rails de nos avancées de vie, cette consigne de repérer et célébrer « l’anniversaire » de toutes choses est belle et suffisante : identifier grands et petits événements au retour annuel de leur jour donné (d’apparition, de décès, de conversion…), s’enquérir des habitudes du sort, savoir dresser la table des hôtes du banquet temporel. Distinguer ainsi, dans le cours même du monde, sa prose et sa poésie, voilà ce que peut justement, suggère cette auteure, notre intelligence poétique. Rendre aux choses leur cuvée propre, leur intime jubilé, leur solaire vrai millésime, et s’y tenir : chaque forme d’être ayant son (logique) sommet de présence, son zénith attitré – mais pas davantage, pas plus d’une fois peut-être, pas pour nous complaire en tout cas ! L’anniversaire des choses est le leur, non le nôtre. Espère-t-on qu’une chose brisée trouve équilibre sur une intacte ? Erreur ! Qu’une main ridée cherchera un bras lisse ? Illusion ! Que ce qui nous aura prodigieusement élevé sera avec ça assez aimable pour nous en redescendre en douceur ? Creuse songerie ! Le « mouvement général » se mène selon lui-même, d’un style sans poésie. La seule poésie est notre force de le lire selon lui !
« Une chose brisée
s’appuyant
sur
une chose brisée
une main ridée
touche presque
un bras ridé
un mouvement général » (p.30)
« Arrive le vent
me pose sur une haute
falaise
brut
avec impolitesse
rugueuse
et mains immenses
doux presque par définition
me dépose
me dit saute
l’être le plus exhaustif
le plus digne de confiance » (p.47)
Restent nos rapports mutuels. La poète chante une sorte de compassion clinique – une solidarité entre êtres finis (qui, comme elle le dit plaisamment, nous condamne à perdre constamment nos cellules devant les autres (p.66), à nous desquamer et nous entre-saupoudrer (!) ainsi publiquement, tombant dans les tasses de café les uns des autres…), tout juste capables, entre nous, de nous faire rebouteux de l’urgence, et nous raccourcir mutuellement la mort, nous lubrifier au mieux les portes de l’Enfer. Mais la pitié, comme chirurgicale et économe, est ici d’autant plus nette et efficiente : comprenant que « la nuit n’était pas (venue) seule » (p.69) – quelle plus belle image de la tragédie ? – l’auteure remet une partenaire sur pied en la rendant à sa nouveauté perdue ! Elle lui assène et restitue une apocalypse personnelle, lui faisant ici comme traverser sa déchéance à gué :
« Je voudrais te caresser deux fois
chaque
neurone
étincelant de colère
désinfecter ta langue
aux pépins de pamplemousse
et chaque pensée
à la javel
faire bouillir ton sang
pendant vingt minutes
tu seras
à l’aise
tu seras
comme neuve
tu verras » (p.68)
La sauvage intelligence du propos, son extra-lucide crudité (quand la poète, page 83, parle du « soupirail », comme d’un « objet beau » qui aide à se « vomir dedans », le choix même de ce mot fait entendre que le monde d’en bas « soupire », murmure ses rots de regret, ouvre confidence à nos caves, et traduit l’effrayante ambiguïté de nos « ouvertures » !), la justesse exigée de sa propre vie intérieure (quand elle nomme le « désir », elle précise qu’il ne « se réalise facilement que d’un côté » – voyant qu’on ne peut souhaiter une présence qu’en regrettant une absence ; ou « l’intention » (p.87), qui « est là/ comme défaite », elle fait deviner que si l’idée suffit pour faire aller de soi au but, aller du but au monde requiert toujours d’abord le monde même !), le génie poétique (pour parler directement) de cette première œuvre… redonnent confiance en ce que la poésie, sachant de nous, peut pour nous. Que Roxana Hashemi en soit remerciée.
Marc Wetzel
Roxana Hashemi, née en 1992, iranienne et allemande, vit et travaille à Marseille. Elle codirige la revue de poésie Muscle, et écrit et traduit depuis l’anglais et l’allemand. C’est ici son premier livre.
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