L’ange du mascaret, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)
L’ange du mascaret, Murielle Compère-Demarcy, Editions Henry, Les Ecrits du Nord, mai 2022, 111 pages, 14 €
Murielle Compère-Demarcy nous offre avec cet ouvrage dense et fluide un poème fleuve ayant pour personnage… un Fleuve !
Le texte, cela va sans dire, coule de source poétique, coule de bouche, et s’écoule de diverses façons, et traverse différents contextes, tout comme l’élément naturel, dont la représentation est personnifiée en un Tu/Vous qu’invoque, qu’interpelle, qu’apostrophe le JE en qui se coule la poétesse.
Le recueil se subdivise en trois parties, après un prologue, lui-même hautement poétique, de Laurent Boisselier intitulé « Dit du Fleuve » :
– poème-fleuve, la vie
– de la bouche à l’estuaire, l’amour
– l’immense mascaret
que conclut un poème d’une seule page : Battre la brèche des lèvres
Boisselier donne d’emblée la parole au personnage qui va entrer en scène, lui permettant d’exprimer tout le sens de ce qui s’annonce :
« Je suis la vague qui s’entête, se répète. Une logorrhée d’émotions qui ne trouve sens que dans la lutte que livrent les corps qui tentent d’échapper au piège de mes baïnes. Ils s’efforcent, se tordent, et ne comprennent pas que pour mieux m’échapper ils doivent s’abandonner ».
« S’abandonner », c’est en effet ce que le lecteur a de mieux à faire, dès lors qu’il s’immerge en cette houle ininterrompue de lignes spumescentes qui viennent inonder la p(l)age blanche en une succession d’associations d’idées s’engendrant l’une l’autre, s’entrecroisant, s’entrechoquant, se brisant l’une sur l’autre, toutefois ressassant au fil de leur ressac comme thème unique et obsédant la course inarrêtable de la vie vers l’inéluctable et définitive dilution dans l’immensité d’un océan verbal, fatale odyssée cyclique qui s’achève par le retour vers cette eau-mère, source et nourriture de toute génération poétique, cette voie lactée,
« le Noun où tout être renaît
d’où naquit le dieu
le verbe-lait des mamelles porteuses
des civilisations louve voraces
des épiques romans-fleuve
de l’antique
ancestral
cosmique
mythique
chaos »
Les références récursives au phénomène naturel de la source maternelle, générative, faisant inévitablement penser à L’Origine du monde de Courbet, prennent parfois, sous l’aspect de brutales résurgences, une tonalité douloureuse lorsque reviennent l’image de la mère moribonde sur son lit d’hôpital et celle de Notre-Dame de Paris en flammes.
Chez Murielle Compère-Demarcy, le cœur et l’esprit convergent, l’expression et l’impression confluent, le JE se confond dans le TU/VOUS (TU et VOUS se confondant eux-mêmes en un unique et paradoxalement multiple interlocuteur), destinataire(s) dont on devine qu’il(s) personnifie(nt) l’aimé. Ici le Fleuve est amour, calme et beauté (voire luxe et volupté, on y pense), là il incarne une bouche vorace, le gouffre où tout disparaît… Amour, naissance, mort, thanatos, Eros, tout est définitivement contenu dans l’élément liquide originel, dans ce flux perpétuel qui peut connaître cet accident qu’est le mascaret, animé par l’ange de vie et de mort (1).
L’eau de vie peut se faire eau de feu, le geyser source de vie n’étant pas loin du volcan et de sa possible explosion, mais encore l’eau évoque l’air, le vent, ses propres tourbillons, son propre élan.
Eau, feu, air, mais aussi Temps, ce Fleuve Temps qui emporte tout sur son passage, moins spectaculaire que le Fleuve Eau, que le Fleuve Feu, plus discret et donc plus insidieux, et dont l’effet délétère peut devenir bienfaisant lorsqu’il referme doucement les plaies de l’âme.
Oubli mouvant d’une mémoire si vivante
de taire l’amour
écoulé dans le soliflore la clepsydre du temps
sans rien remuer sans rien briser
sans trop vous approcher
Vous êtes ma force vous êtes ma faiblesse
tentative sublime
douleur d’adoucir douleur d’abolir
ce qui blesse
Au fil de ces flots souvent tumultueux, d’un tumulte tantôt joyeux tantôt sombre, émergent ici et là des réminiscences intertextuelles (Kerouac, Poe, Claudel, Thomas Mann, Goethe, Mallarmé, Verlaine, Bachelard – au bateau ivre rimbaldien se substitue l’ivre fleuve), jaillissent, dans les éclaboussures du fleuve, des tirades shakespeariennes, surgissent du tourbillon verbal des fragments de poèmes et des extraits de propos sur la poésie (Darras, Baudelaire, Rimbaud, Hugo), refont surface des évocations furtives et récurrentes d’éléments de philosophie antique (Héraclite), affleurent des bribes d’expressions contemporaines, en anglais, en italien, ou, émersions plus surprenantes, telle saccade de Marx, telle saillie de Dali…
Quelle richesse !
Ce n’est guère ici le lieu, on peut le regretter, de s’épandre davantage.
Que les lecteurs se jettent à l’eau, dans ce Livre Fleuve !
Patryck Froissart
(1) Le mascaret est un phénomène naturel qui se produit sur près de 80 fleuves, rivières et baies dans le monde. Le phénomène correspond à une brusque surélévation de l'eau d'un fleuve provoquée par l'onde de la marée montante lors des grandes marées. Il se produit dans l'embouchure et le cours inférieur de certains cours d'eau lorsque leur courant est contrarié par le flux de la marée montante. Imperceptible la plupart du temps, il se manifeste au moment des nouvelles et pleines lunes (Wikipédia).
Murielle Compère-Demarcy, publiant aussi sous le nom de MCDem, est une poétesse, nouvelliste et auteure de chroniques littéraires et d’articles critiques.
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