L’Ancêtre, Juan José Saer (par Léon-Marc Levy)
L’Ancêtre (El entenado), Juan José Saer, trad. espagnol (Argentine) Laure Bataillon, 173 pages, 10 €
Edition: Le Tripode
Un roman de voyage sur les conquistadores du XVIème siècle ? Un reportage anthropologique sur les premières tribus indiennes découvertes ? Ce pourrait être ça, mais voilà, ça ne l’est pas du tout. Juan José Saer propose dans la plongée du héros-narrateur – le mousse du navire-amiral de trois galions en quête de la route des Indes – dans une tribu d’Indiens quelque part vers le Rio de la Plata, une véritable expédition archéologique dans l’histoire de l’être humain, une expédition qui, très au-delà de la géographie ou de l’anthropologie, nous entraîne dans un tourbillon vertigineux jusqu’au cœur de l’absence d’être qui scelle l’humaine condition.
Tout le début du roman évoque Moby Dick. Ce jeune mousse qui parcourt les ports pour trouver à embarquer, assoiffé de large et d’aventure, est le frère littéraire d’Ismaël et, comme lui, il va connaître la rencontre avec l’inconnu absolu. Comme lui, il va connaître l’effroi et la révélation. Comme lui, il est le narrateur.
L’arrivée dans les Terres Inconnues annonce déjà le grondement des origines du monde, comme une sourde rumeur contenue dans les éléments, l’air, l’eau et la terre. L’ouverture – au sens lyrique du terme – est annonce de tout ce qui va suivre, de l’aventure archéologique qui attend le héros, cette descente aux fonds abyssaux de l’humanité.
Quand nous entrâmes dans le fleuve sauvage qui formait l’estuaire – je sus par la suite qu’ils étaient plusieurs –, nous naviguâmes quelques lieues, mettant en émoi les perruches qui nichaient dans les escarpements de terre rouge, évitant à peine le lent grumeau des caïmans sur les rives marécageuses. L’odeur de ces fleuves est sans égale au monde. C’est une odeur des origines, de formation humide et laborieuse, de croissance. Sortir de la mer monotone et pénétrer dans ces eaux fut comme descendre dans les limbes de la terre. Il nous semblait presque voir la vie se refaire à partir des mousses en putréfaction, la boue végétale couver des millions de créatures sans forme, minuscules et aveugles.
Un des thèmes récurrents qui obsèdent Saer dans tout le roman est le lien du réel et de sa perception. Les lieux existent-ils en dehors de leur captation par un regard humain, une conscience ? L’arrivée dans une terre nouvelle – que dans un premier temps l’équipage pense vierge de toute présence humaine – produit une sorte de vertige originel, de questionnement ontologique radical. D’où vient la notion même d’existence, d’être ?
Notre entendement et cette terre étaient une seule et même chose : il était impossible d’imaginer l’une sans l’autre et inversement. Si nous étions vraiment la seule présence humaine qui eût traversé, depuis le commencement des temps, cette broussaille calcinée, la concevoir en notre absence, telle qu’elle se présentait à mesure de nos sens, était aussi difficile que de concevoir notre entendement sans cette terre vive qui ne cessait de l’emplir constamment.
Cette réflexion inaugurale du narrateur sera la ligne rouge qui traversera tout son séjour dans la tribu. Ce qu’il découvre – seul survivant des membres de l’équipage débarqués sur cette plage jaune – c’est la forme la plus absolue d’étrangeté. La tribu n’entre – pour un Espagnol du XVIème siècle – dans aucune des catégories de l’entendement. La collision culturelle est radicale, bouscule tous les codes de ce que notre jeune mousse entend comme règles de morale et de comportement universelles. Peu à peu, son regard effaré perçoit que des règles de vie, des mythes, des « lois », des formes de hiérarchie existent bel et bien, à l’opposé de tout ce qu’il connaît. Ce qu’il voit est une forme inouïe d’osmose entre la terre et des hommes, entre un lieu et les êtres qui l’habitent.
Le génie de Saer est de dédoubler son récit en deux lignes narratives qui reprennent rigoureusement les mêmes événements. Le narrateur raconte son vécu, effaré, les dix ans qu’il va passer au sein de la tribu avec la certitude d’y finir sa vie. Le récit de ces dix ans occupe la première moitié du roman. La seconde, après le retour en Espagne, reprend les éléments de ce récit, presque un par un, et produit un incroyable renversement de perspective. Toute la perception des événements réels – la peur, l’ennui, l’horreur, la solitude – va s’inverser et la mémoire du narrateur va éclairer, élargir l’expérience effarante qu’il a vécue. La violence cyclique, le festin anthropophagique annuel, les mœurs étranges et déroutantes, qui soulèvent en lui un ahurissement terrifié, vont s’éloigner, ou plutôt s’inscrire dans une logique, un mécanisme fonctionnel absolu. Le rejet se transforme alors en compréhension, en empathie. Les traits communautaires de la tribu se transforment en mode de vie cohérent. Qui sont les sauvages ? La tribu ou ceux qui, quelques années plus tard, vont la massacrer, et massacrer tous les autres Indiens, sans en épargner un seul ? Où est la civilisation ? Les Indiens ou les hommes que le mousse découvre depuis son retour en Espagne, courtisans, profiteurs, intrigants, voleurs, assassins, faux dévots ?
[…] Je pensais cette nuit-là, je m’en souviens fort bien, qu’il n’y avait pas pour moi sur cette terre d’autres hommes que ces Indiens et que, depuis le jour où ils m’avaient renvoyé, je n’avais rencontré, à part le père Quesada, que des êtres étranges et problématiques auxquels seule l’habitude ou la convention pouvait faire appliquer le nom d’homme.
L’univers qui entoure le narrateur désormais passe au laminoir de son expérience. La vanité du monde, sa futilité, son chaos réel dissimulé derrière les paravents d’une fausse civilité, lui apparaissent avec éclat et, inversement, sa mémoire reconstruit une civilisation où tout est vrai, utile à la communauté, fondée sur un échange essentiel des hommes entre eux mais aussi de l’homme avec la réalité locale, la nature, la terre sans lesquelles il ne serait rien. Revient alors l’obsession de Saer sur l’origine du réel. La nature fait-elle l’homme ou bien l’homme fait-il la nature ?
L’arbre était là et eux ils étaient l’arbre. Sans eux il n’y avait pas d’arbre, mais sans l’arbre, eux n’étaient plus rien. Ils dépendaient tant l’un de l’autre que la confiance était impossible. Les Indiens ne pouvaient pas se fier à l’existence de l’arbre parce qu’ils savaient que l’arbre dépendait de la leur, mais, en même temps, comme l’arbre contribuait, avec sa présence, à garantir la leur, ils ne pouvaient pas se sentir exister car ils savaient que, si l’existence leur venait de l’arbre, cette existence était problématique puisque l’arbre semblait tirer la sienne de celle que les Indiens lui accordaient.
Et le narrateur, vieilli, assailli et dirigé par la reconstruction de sa mémoire, découvre la clé du mystère de sa « libération » après dix ans dans la tribu. Encore une fois l’image d’Ismaël, le mousse du Péquod, s’impose à nous. Nous avons écrit, ici dans La Cause Littéraire à propos de Moby Dick, qu’il fallait « sauver le narrateur ». C’est bien là le projet des Indiens qui renvoient leur prisonnier à son monde, parce qu’il faut sauver le narrateur afin qu’il fasse savoir que ces Indiens – qui avaient la préscience de leur disparition - étaient des hommes véritables.
Et la pointe de la plume qui avance, lente, en égratignant, dans la nuit silencieuse, la feuille rêche tandis que monte, par la fenêtre ouverte, une odeur de chaux et de chèvrefeuille, ne laisse, tenue par la main encore ferme, que la trace de cette rumeur qui me revient, je ne sais d’où, à travers des années de silence et de mépris.
Des miracles comme ce livre, il en arrive si rarement. L’écriture de Saer est d’une beauté stupéfiante et ce que raconte ce roman est comme la rumeur des origines, barbare et nécessaire. Le déplacement ici n’est pas géographique, il est itinéraire dans la nuit des temps, dans l’histoire du monde des hommes. Et la traduction de Laure Bataillon participe du miracle, poétique et soyeuse.
Imaginez un livre qui, dès l’incipit, vous convainc que vous avez dans les mains un immense chef-d’œuvre. Et pas une page, pas une ligne ne vous fera changer d’avis.
De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert.
Léon-Marc Levy
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