Identification

L’Amour du monde, Charles-Ferdinand Ramuz (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 09.01.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Zoe

L’Amour du monde (1925), 200 pages, 10 €

Ecrivain(s): Charles Ferdinand Ramuz Edition: Zoe

L’Amour du monde, Charles-Ferdinand Ramuz (par Léon-Marc Levy)

 

Il y a toujours quelque chose d’étrange, de décalé dans les romans de Charles-Ferdinand Ramuz. Cela tient à ses univers dépouillés, ses récits d’une simplicité biblique, ses personnages frustes et surtout à son style si particulier, fait d’un mélange de sophistication et d’expression élémentaire. Il faudrait imaginer un Giono en plus épuré encore pour se rapprocher de l’écriture ramuzienne. Il faut cependant dire clairement que ce livre dépasse dans l’étrangeté tous les romans de Ramuz.

Ici encore, on retrouve son éternelle bourgade suisse – ici au bord du Léman – et ses personnages archétypiques, qui s’occupent au petit négoce, aux travaux domestiques, aux enterrements et aux amours des jeunes gens. Le monde de Ramuz – celui d’Aline* – fermé sur lui-même, coupé du temps et de l’espace environnant, un microcosme de passions simples et de drames privés.

« Il faut dire que nous sommes ici une petite ville de 4 ou 5000 habitants, pas plus, et qui s’était toujours tenue en dehors de la circulation. Nous sommes bien sur la ligne des grands rapides internationaux, mais ils passent sans s’arrêter.

Nous avons avant tout le souci de nos aises, avec le goût de la tranquillité, peu de besoins ; et peut-être bien que, de tous les plaisirs de la vie, boire notre petit vin entre amis était encore celui qu’on prisait le plus ; alors on l’avait sous la main, gens de bureau, gens de boutique, mis sous un beau soleil devant une belle eau, 4 ou 5000, parmi nos vignes » (passage répété encore, à peu de mots près, 20 pages plus loin (p.42), comme une volonté de mettre en place de façon appuyée « l’avant »).

C’est là, dans ce havre paisible, que surgissent coup sur coup deux événements considérables qui vont déstructurer l’ordonnancement des choses de la vie. L’arrivée de Jésus-Christ jusqu’au centre-ville et l’irruption du cinéma !

Pour le premier événement, madame Reymondin est formelle : « Ah ! a-t-elle dit alors… C’est drôle comme il ressemble à l’Autre. Et vous savez qu’on prétend justement qu’Il va revenir ». Pour le second événement – mais ne serait-il pas lié au premier par hasard ? – c’est une révolution au village. Le petit monde voit soudain déferler l’univers devant ses yeux éberlués, incrédules. C’est le temps, l’espace illimité, les passions d’ailleurs, les événements incroyables, les millions d’êtres qui composent l’humanité qui, soudain, se déversent sur les petites gens du bourg. Comme pour une cérémonie religieuse (satanique ? – les ténèbres sont nécessaires à la naissance du démon moderne) on met en scène le rituel. Et la cérémonie commence, avec l’arrivée des cow-boys !

« On fit un achat de toile blanche, on fixa au-dessus des fenêtres des stores noirs.

La salle n’avait de fenêtres que d’un côté, le jour n’entrait que d’un côté et pauvrement ; même le peu de fenêtres qu’il y avait furent bouchées, même ce pauvre jour fut ôté.

On n’eut alors qu’à dérouler les stores : et là, dans le fond de la nuit, au milieu de ce petit quartier avec ses ruelles sans air, presque toujours désertes, en ce mois d’octobre, parmi nos vignes ; dans le bas du mont qui est comme un mur d’un côté et il y a le mur des montagnes de l’autre ; sous le ciel bas, dans le silence, – là, on a commencé par un morceau de piano, puis une fenêtre a été ouverte sur le monde.

Une grande lumière carrée s’est allumée devant vous, qui vous teniez alignés sur les mauvais bancs de sapin passés au brou de noix, avec des numéros en carton ; et les hommes à chapeau de feutre, un mouchoir autour du cou, vous sont arrivés dessus au galop de leurs chevaux ».

Le lecteur peut alors s’amuser à reconnaître ici et là les films qui seront offerts aux regards du village. Ici Intolérance de D.W. Griffith, ici Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherty. Mais Ramuz s’intéresse d’abord à la révolution qui bouleverse les gens, l’ordonnancement de leur imaginaire, de leurs rêves, de leur vie, plus qu’à la prouesse technologique qui secoue la communauté. Les regards changent, la réalité vacille, est pénétrée d’images inconnues alors. L’interpénétration du choc des images fictionnelles et des images de la réalité se fait haletante, troublante. Pour le lecteur aussi. Qu’en est-il de la scène qui suit, fiction ou réalité ?

« Alors des bruits de voix étaient venus, passant au-dessus de vous, passant au-dessus des toits sans entrer, passant au-dessus des toits et de la rue. Des voix étaient venues, mais ici on est comme hors du monde, hors de la vie, et les bruits ne s’arrêtaient pas. Et, de nouveau, la tête lui a tourné à cause de l’extrême chaleur, peut-être ; alors madame Emery :

– Vous allez m’obéir Suzanne. Montez dans votre chambre et couchez-vous ».

Ce roman est une variation sur le thème de l’enfermement et de l’ouverture au monde. Ce bourg de Suisse est métaphore de prison, avec ses murs de montagne autour. Le cinématographe brise les murs un temps, créant l’illusion passagère d’une libération. Le dedans tend vers le dehors, y aspire et s’épuise dans cette espérance. Et l’illusion souligne la tristesse des petites vies mesquines qui étouffent et enterrent. « Comment est-ce qu’on faisait pour vivre ainsi, et pour se contenter de si peu ; comment est-ce qu’on pouvait vivre si petit, quand c’est tellement grand et il y a tant de choses ? ».

Et le style de Ramuz, son dénuement, ses jeux libres dans le choix des temps verbaux où, dans la même phrase, on voit se croiser sans aucune règle de concordance le présent, le passé simple, le passé composé, l’imparfait, le plus-que-parfait… ! Écriture qui déstructure le temps du récit, le laissant dans une béance antérieure et postérieure. Écriture mille fois poétique.

Et le réel se venge. Sur de pauvres vies ; petites.

 

Léon-Marc Levy

 

Aline, un des premiers romans de Ramuz, 1905.

 

VL4

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)

 


  • Vu : 3539

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Charles Ferdinand Ramuz

 

Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne le 24 septembre 1878 et mort à Pully le 23 mai 1947, est un écrivain et poète suisse1 dont l'œuvre comprend des romans, des essais et des poèmes où figurent au premier plan les espoirs et les désirs de l'Homme2. Ramuz puisa dans d'autres formes d'art (peinture, cinéma2) pour contribuer à la redéfinition du roman.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

Lire tous les articles de Léon-Marc Levy


Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /