L’amour a le goût des fraises, Rosamund Haden
L’amour a le goût des fraises, mai 2016, trad. anglais (Afrique du Sud) Diane Meur, 399 pages, 24 €
Ecrivain(s): Rosamund Haden Edition: Sabine Wespieser
La disposition des personnages dans L’amour a le goût des fraises fait penser (parallèle peu littéraire, concédons) au tirage au sort qui précède une compétition sportive. Deux têtes de série regroupent chacune autour d’elles plusieurs autres personnages secondaires : Françoise d’un côté et Stella de l’autre. Et, fédérant tout ce monde, l’artiste Ivor Woodall et son atelier où tous viennent pour une raison ou une autre.
Le récit s’ouvre et s’achève avec deux faire-part de décès à propos du même Ivor Woodall. Pour ainsi dire, il meurt une première fois subitement à l’âge de quarante-deux ans ; puis une seconde fois à soixante-trois ans, qui plus est en 2022. Le premier décès est le fait singulier et étrange du roman autour duquel s’organise une narration calme et minutieuse. Dans son atelier du Cap (Afrique du Sud) qui est aussi son domicile, Ivor donne des cours de dessin pour des jeunes et de moins jeunes amateurs. Françoise, la vingtaine, est un des modèles qu’Ivor engage pour ce faire. Françoise est une réfugiée rwandaise ayant pu fuir juste à temps le génocide qui a ravagé son pays en compagnie de sa petite sœur Doudou. Elle voudrait bien faire des études, mais il lui faut gagner de quoi vivre ou survivre comme caissière dans un supermarché et comme modèle donc malgré sa forte réticence à poser nue devant des inconnus.
Stella, qui a dépassé la trentaine, vient de perdre sa mère dans un accident de voiture. Cette mort la laisse seule et désemparée face à un héritage moral et matériel lourd et même pénible. Elle ne connaît pas son père, ayant été conçue par don de sperme. A l’âge de treize ans, en vacances d’été avec sa mère, elle a fait la connaissance d’Ivor Woodall sur une plage de Grèce. Ivor, alors étudiant en arts, y séjournait avec un amant. Stella éprouve ses premiers émois pour Ivor, mais c’est avec sa mère que celui-ci va s’entendre intimement, affectant profondément l’adolescente sans qu’il s’en rende compte. Devenue journaliste pour un magazine sans grand intérêt, Stella découvre par hasard l’atelier d’Ivor et comprendra que sa mère et l’artiste se sont revus par la suite à son insu.
Le récit est au présent, un présent qui dure quelques mois à peine. Mais il est sans cesse enrichi et amplifié par des réminiscences, des séquences du passé de chacune des deux jeunes femmes que Rosamund Haden excelle à faire surgir logiquement et naturellement.
« Doudou allait au lycée à quatre blocs de là, et Françoise sortait chaque matin chercher du travail. Elle avait déjà vendu du charbon à Kashusha, tressé des cheveux à Nairobi, fait pousser des patates douces au camp du Mozambique, nettoyé des bureaux à Joburg. Et voilà que, au bout de deux semaines, elle s’était trouvé ce travail au Spar. Ça allait s’arranger, lui avait dit Doudou. (…) Françoise n’avait pas dit adieu à son père ni à sa grand-mère – c’était sa plus grande tristesse, inexprimable. Elle et Doudou avaient fui leur domicile trois jours avant que l’avion présidentiel ne soit abattu. Trois jours avant que la folie ne se déchaîne sur tout le monde… »
Nous présentions Françoise et Stella comme deux têtes de série. Chacune d’elles en effet agrège d’autres personnages qui, pour être ainsi secondaires, n’en sont pas moins très vivants et très réussis. Roman dense, riche de ce que font, pensent et désirent les humains, roman qu’on craint de simplifier en essayant de le résumer. Amis, sœur, mère, collègues, amants, amoureux, toutes sortes de gens et de raisons d’être foisonnent autour de Françoise et de Stella et interfèrent entre eux. Ces personnages, même ceux qui sont insignifiants pour le cœur du roman (l’atelier d’Ivor, et la personnalité troublante de celui-ci) ont des idées, des fantasmes, des désirs, des actes qui se tissent, pour le meilleur et pour le pire. Doudou, la jeune sœur de Françoise, rêve d’être riche et renommée ; elle change de petit ami au gré de ses humeurs et, quoique n’ayant pas de permis de conduire, elle vole le véhicule de Tony, le compagnon d’Ivor. Timothy, ami de Stella, est très amoureux de Françoise, laquelle perd ses moyens dès que Timothy apparaît devant sa caisse au supermarché. Il y a Chantelle, une collègue qui se fait justement un devoir d’aider Françoise à conquérir Timothy. M. Harding, voisin de la mère de Stella, tente avec une obstination à peine discrète de rapprocher Stella et son fils Tom, établi à Londres. Stella, elle, palpite de désir pour Luke ; et ce dernier a bien du mal à s’arracher à la drogue et à ses relations intenses avec Jude… En fait, au fil des pages, apparaît peu à peu ce qu’il faut saisir de tout cela (d’où ce titre originel un peu à l’eau de rose emprunté à une chanson de Miriam Makeba).
« Françoise a échangé plusieurs textos avec Timothy dans la journée. Des bêtises qui la font sourire quand la réponse surgit sur son écran.
Elle a quelqu’un. Quelqu’un qui dessine un seul œil et fait les mêmes courses chaque semaine. Mais quelqu’un ».
Avoir quelqu’un. Rosamund Haden, avec une patience narrative qui fait penser à son excellent compatriote Karel Schoeman, et un sens admirable de la composition, expose une humanité variée mais tout agitée par le désir, le besoin individuel (et les frustrations inhérentes) d’avoir « simplement » quelqu’un. Surtout quand on a perdu des êtres chers dans une guerre civile ou manqué de père et de mère à la maison.
Théo Ananissoh
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