L’amie, la mort, le fils, Jean-Philippe Domecq (par Pierrette Epsztein)
L’amie, la mort, le fils, septembre 2018, 128 pages, 14,50 €
Ecrivain(s): Jean-Philippe Domecq Edition: Thierry Marchaisse
« Anne Dufourmantelle a péri le 21 juillet 2017 pour sauver des enfants de la noyade en Méditerranée… ». Personne ne pouvait imaginer la vague d’émotions que cette disparition imprévisible allait déclencher aussi bien chez les personnes qui l’avaient connue, rencontrée ou lue que chez un nombre incalculable d’inconnus.
Vingt ans d’une longue et féconde amitié, comment est-il possible ensuite de résister à cette disparition brutale et inacceptable ? Une véritable tempête fond sur toutes les personnes proches. La seule solution qu’a trouvée Jean-Philippe Domecq pour affronter la débâcle et le désespoir c’est de se lancer frénétiquement dans l’écriture. L’écriture comme bouée de sauvetage à laquelle s’accrocher : « J’ai eu besoin d’écrire, sans trop savoir pourquoi mais obéissant deux mois plus tard à la fidélité du chagrin, au choc que cela fut, puis aux ondes que cela fit… Par cercles s’élargissant au fil du temps avec tous ceux qui en furent et demeurent atteints ».
L’oubli de ce moment précis où la réalité effroyable et insensée est tombée sur ce jour d’été heureux, « … une tranquille journée de juillet sur la Côte d’azur… », est inconcevable : « Parce que ça ne me quitte pas. Ça ne me quitte pas ». Alors, l’auteur va remonter le temps, lancer un défi à l’effacement, contre la sorte de brume qui le cerne, contre le cauchemar, contre la colère, contre la rage qui le submerge, contre l’injustice, contre le regret de tant d’échanges non aboutis, tant de spéculations intellectuelles qu’il devra affronter sans son appui bienveillant.
Il va méticuleusement, pieusement restituer tout le déroulé de ces instants et instiller entre les faits concrets toute une interrogation existentielle.
L’adieu ne se fera pas lors de la cérémonie difficile, non, il aura lieu lors du dernier regard sur le corps avec Frédéric le compagnon d’Anne et c’est cette dernière vision qui le fera « commencer ceci, écrire cette douloureuse chose dans le chagrin ». « Nous voyons Anne, allongée, en diagonale par rapport à la ligne de vaguelettes qui viennent tout près, drapée dans du grand tissu grège, recouverte des épaules aux pieds, tissu bien tendu, au point qu’on dirait une sirène, ou une Egyptienne défunte, une figure lissée de Botticelli, une gisante… elle était dans sa beauté à elle, rien qu’à elle… elle était au maximum d’elle… c’était ellecomme jamais… son visage… un sourire intérieur… ». Et, plus tard, Frédéric, son compagnon, ajoutera : « Oui, elle était particulièrement belle, très concentrée sur sa mort ».
L’ami intime va tenter avec acharnement de se remémorer la personne d’Anne Dufourmantelle telle qu’il l’a connue. Il s’agit pour lui de faire sourdre la vie sur la page, de donner corps à l’insupportable silence de l’absence : « Je n’avais pas prévu de parler de la psychologie d’Anne ».
Mais il ne peut s’empêcher de rendre un vibrant hommage à cette femme passionnée de littérature, de philosophie et de psychanalyse et passionnante. « … l’aura d’Anne était aussi étrange qu’évidente ». « Il nous la restitue dans sa part vive, évoque pour nous son besoin du collectif, sa faculté de s’entourer de personnes de qualité avec qui elle recherchait la joie de rire, de se divertir mais aussi d’échanger, d’élaborer ensemble, sa faculté de se replier en elle pour mieux écouter et vaincre les résistances, son insatiable curiosité. Il porte témoignage d’une personne lumineuse à multiples facettes, qui « avait la passion de l’amitié », toujours surprenante, imprévisible, remarquable. Il aboutit à ce constat inattendu que le profond sentiment qui la fondait et justifiait sa quête était « la mélancolie ». « Et la mélancolie, on le sait, vient de cette faille en nous. Evidente et secrète, quand on ne refoule plus notre conscience de la mort ».
Ce récit est d’un absolu dépouillement et d’une grande force. Jean-Philippe Domecq traduit au plus près son éprouvé avec une sincérité émouvante qui se dessine dans ses modalités d’écriture : l’auteur laisse parfois sa phrase en suspension pour ne pas prononcer le mot fatal définitif et permettre un espace de respiration ouvert sur le vivant. Parfois, il répète et répète encore pour tenter de convaincre son lecteur de la violence du torrent des sentiments qui l’agitent et l’entraînent vers un gouffre cauchemardesque qui risque de l’engloutir. Dans la succession des mots qu’il aligne sur la page, il cherche l’espoir désespéré de donner forme à son présent. Les arrêts sur image sont déployés, amplifiés pour tenter de dilater le temps. Il ressasse le souvenir des conversations qu’ils ont eues, et les répétitions attestent du chaos de sa pensée. Parfois, les faits ralentissent et le texte se ralentit également, piétine, peine à avancer.La disparition, c’est le silence, la rupture du dialogue, alors, l’auteur s’accorde le pouvoir d’employer le « tu » qui rend possible la poursuite d’une conversation avec l’amie. Il s’octroie le droit de penser encore avec elle. Les ruptures, les retours en arrière, montrent les hésitations dans sa réflexion.
Le « je » est dispersé, fragmenté dans la bousculade de l’évocation. L’auteur s’ouvre et est envahi par tout ce que le « je » habituellement exclut, l’irrationnel, la sidération, l’hétérogénéité interne.
Jean-Philippe Domecq avance dans les jours comme un funambule qui peut être précipité d’un instant à l’autre dans le vide et qui se raccroche avec frénésie au fil fragile des mots pour tenir en un équilibre instable et ne pas chuter : « Encore maintenant c’est inadmissible. Impensable. Les sans-mots de la mort ».
Son récit fore différentes couches géologiques, différentes strates du temps qui parfois s’enchevêtrent et se confondent. Il y a le temps d’avant, le soleil, le rire, l’insouciance, l’amitié. Il y a l’incident, le temps de l’attente avant le verdict, l’espoir, l’appréhension. Il y a le pendant, la réalité qui éclate dans toute sa cruauté, sa férocité, son injustice. Il y a l’après, la sidération, l’anéantissement, la détresse. Et il y a le compagnon qu’il faut soutenir, les proches qu’il faut prévenir et le fils, qui a vécu une expérience épouvantable, qu’il va falloir être capable d’écouter, de protéger, de délester de sa culpabilité de rescapé, d’accompagner. C’est lui qui, en fin de compte, va apprendre à son père à changer son point de vue et qui va l’obliger à sortir de sa prostration. Et puis, viendra le temps du recueillement et des larmes. Au fil des jours, adviendra la remontée des souvenirs, le recul réflexif, le temps de l’introspection, le temps des interrogations existentielles. Il faudra encore du temps pour arriver à l’acceptation et réussir à trouver la force de se retourner sur l’évènement et d’en faire le récit.Car, à un moment donné, le désir germe de partager ça, d’en parler. Que ça se sache. Après la mort d’Anne, ce besoin de raconter à tout le monde. Ce besoin de raconter aux autres est une façon possible de se délester. Et puis peut-être aussi : « Sur ce qui fut sa dernière plage, (l’auteur) a revécu avec elle comment le sacré vint aux hommes. C’était le sacré avant toute religion, tout rituel, sans le moindre arrière-monde ni présupposé d’au-delà ».
Pouvons-nous nous décharger du poids du désespoir en le rendant public ? Peut-être pas. Il ne s’agit pas de guérir de son chagrin ni de masquer sa douleur. Et si, pourtant, le fait d’écrire permettait un peu de conjurer le sort, de récupérer un minimum d’instinct vital et juste d’installer un brin de cohérence dans l’aberration la plus absurde, la plus révoltante et la plus inexorable qu’est la mort d’un être cher ?
Pierrette Epsztein
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