L’Amérique fantôme Les aventuriers francophones du nouveau monde, Gilles Havard (par Catherine Dutigny)
L’Amérique fantôme Les aventuriers francophones du nouveau monde, Gilles Havard, Flammarion, août 2019, 640 pages, 26 €
Depuis plus de quinze ans, l’historien Gilles Havard consacre ses recherches et ses écrits à l’histoire des relations entre Européens et Amérindiens en Amérique du Nord à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle). L’Amérique fantôme, son dernier livre, se situe dans la continuité des travaux historiographiques du précédent, publié en 2016 aux Indes savantes : Histoire des coureurs de bois Amérique du Nord, 1600-1840.
Ces hommes, ces coureurs de bois, d’origine européenne et bien souvent française ont chassé, commercé, découvert de nouveaux espaces, se sont mariés parfois avec des amérindiennes, ont vécu, sont morts, dans ce qu’on appelle le Pays-d’en-haut, à l’époque de la Nouvelle-France (1600-1760) ; un territoire correspondant à une immense étendue de terre située à l’ouest de la vallée du Saint-Laurent, autour des Grands Lacs. Dans L’Amérique fantôme, Gilles Havard, il s’en explique en introduction, « tente d’explorer les replis ou les impensés du phénomène colonial » sans pour autant négliger les bouleversements épidémiologiques, écologiques et politiques qui, de fait, préparèrent la conquête.
Pour mieux illustrer son propos, il a choisi le récit biographique en invitant dans les chapitres de son livre, dix de ces coureurs de bois, traiteurs ou interprètes (truchements), tous français ou francophones et tous oubliés de l’historiographie américaine, parce que justement francophones. Une entreprise rendue particulièrement ardue par la difficulté à réunir et à exploiter des sources originales, certains de ces hommes étant analphabètes et n’ayant donc laissé aucune trace écrite de leur plongée dans des territoires inconnus avant eux des européens, ainsi que de leurs rencontres avec les tribus amérindiennes. Des « fantômes » que l’historien se plaît à faire revivre tout au long de ces 640 pages, enchaînant les anecdotes, disséquant les illustrations d’époque et les récits officiels de témoins crédibles ainsi que ceux plus spontanés de quelques rares mémoires autobiographiques qui ont traversé les siècles après avoir subi parfois plusieurs recopies.
Ces hommes se nomment Pierre Gambie, Étienne Brûlé, Pierre-Esprit Radisson, Nicolas Perrot, Louis-Joseph et François de La Vérendrye, fils de l’explorateur Pierre Gaultier de La Vérendrye, Jean-Baptiste Truteau, Toussaint Charbonneau, Étienne Provost, Pierre Beauchamp. Avec eux nous assistons aux changements structurels, sociologiques du continent nord-américain de la moitié du XVIe siècle (Pierre Gambie) jusqu’aux années 1870 (Pierre Beauchamp). Ils en sont les témoins et parfois plus ou moins volontairement les acteurs car ils ont permis par leur connaissance du milieu et des langues indigènes, à de plus ambitieux ou plus cupides qu’eux d’exercer du pouvoir, de décimer des espèces animales comme le castor, l’ours noir puis le bison, le chevreuil et le rat musqué pour l’appât du gain ou pour le plaisir de la chasse, de réduire quasiment à néant par une assimilation forcée des civilisations entières d’indiens des montagnes et des plaines. A contrario, ces coureurs de bois, ces petites mains de la pelleterie, n’hésitent pas à s’apparenter, dans le sens de se rendre parent par alliance, avec les communautés autochtones, à en adopter les coutumes, voire même les croyances. Pas de visée « colonisatrice » ni « civilisatrice » dans ces contacts et ces échanges qui peuvent être idylliques et régulés par des jeux d’identification, des pratiques d’imitation, comme ils peuvent dégénérer en luttes sanglantes à l’occasion d’un malentendu ou du non-respect d’une parole donnée, comme le vécut Étienne Brûlé parmi les Hurons. C’est une histoire de métissage tant physique que culturel à laquelle Gilles Havard nous invite, une histoire de libertinage également, de défi aux autorités ecclésiastiques et à la morale chrétienne qui vont ravir certains de ces « voyageurs » ou scandaliser d’autres comme on le constate en lisant les extraits des témoignages de Nicolas Perrot et de Jean-Baptiste Truteau. Par ailleurs, Gilles Havard se garde de tomber dans une vision romantique où le francophone et le natif entretiendraient naturellement des rapports harmonieux. Les sources qui sont à la base de son travail de recherche sont à ce titre parfaitement claires et dignes de crédit :
« La séduction exercée par les Français sur les autochtones, par ailleurs, est loin d’opérer à tous égards et en toutes circonstances : la pilosité abondante, les gesticulations, les difficultés à canoter ou à chasser, l’avarice, ou encore l’avidité pour les peaux de castor, usées, sales et saturées de graisse – et, à ce titre, prisées des chapeliers français, parce qu’elles permettent de fabriquer un meilleur feutre –, tout cela est susceptible d’indisposer les Amérindiens. Il y a en somme des groupes, des individus et des situations qui se prêtent plus que d’autres à la ritualisation pacifique de la rencontre » (p.183).
Quand l’auteur se penche sur la personnalité picaresque du trappeur canadien Étienne Provost, nous sommes déjà au premier tiers du XIXe siècle. Notre homme a la bougeotte, lève le coude plus que de raison, est fort en gueule au point qu’il servira de modèle à la brute sanguinaire du film The Revenant, mais passe auprès des milieux marchands de Saint-Louis pour le meilleur connaisseur de l’Ouest. C’est le temps des grandes foires que l’on appelle des « rendez-vous » qui se tenaient chaque été en un point fixe des Rocheuses et où convergeaient « les chasseurs euro-américains vivant à demeure dans la montagne et les commerçants de Saint-Louis venus pour les ravitailler ». Saint-Louis, une ville qui n’est plus la petite bourgade du milieu du XVIIIe siècle et où l’emploi de la langue française disparaît au fur et à mesure de son développement économique. Une ville enfin qui, le 15 février 1847, lors du 83eanniversaire de sa fondation compte dans sa grande parade quelques références à son passé français et à certaines tribus indiennes pour en tirer de la fierté mais aussi et surtout pour mieux les fossiliser. Une fête qui fleure définitivement la fin d’une époque.
Gilles Havard réussit dans ce livre à démontrer, en s’appuyant sur la biographie de ces personnages bien réels, qu’en dépit de leurs origines ordinaires, du caractère parfois frustre de leur éducation, ces hommes ont réussi à jouer un rôle d’intermédiaire entre la société coloniale et le monde autochtone du fait de leur savoir-faire, de leur capacité d’adaptation et de leur maîtrise des langues indiennes. Il met également en avant le rôle de leur mobilité géographique qui permet de mieux étudier par extension le fonctionnement traditionnel des sociétés indiennes témoignant souvent à leur égard d’une grande hospitalité. Enfin il montre de manière formelle l’importance de la strate linguistique francophone qui pendant plus d’un siècle a marqué tout l’ouest du continent nord-américain du Missouri au Colorado en passant par les Dakotas, le Wyoming, etc. Une immersion dans une Amérique fantôme qui gagne soudain en visibilité et en renommée grâce à la palpitante présence de quelques-uns de ses représentants francophones. Une lecture de bout en bout passionnante, agrémentée d’une très riche iconographie.
Catherine Dutigny
Gilles Havard est un historien français né en 1967, spécialiste de l’histoire de la Nouvelle-France, Directeur de recherche au CNRS et membre du MASCIPO (Mondes américains. Sociétés, circulations, pouvoirs). Il a publié sa thèse de doctorat à l’Université Paris VII en 2000. Ses travaux portent principalement sur l’histoire des relations entre Européens et Amérindiens en Amérique du Nord à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle). Il a publié notamment The Great Peace of Montreal of 1701(McGill Queens University Press, 2001) ; Empire et métissages, Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715 (Septentrion, PUPS, 2003) ; et avec Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française (Flammarion, 2003, deux rééditions 2006, 2008) ; Histoire des coureurs de bois Amérique du Nord, 1600-1840 (Les Indes savantes, 2016). Un livre qui a remporté cinq récompenses, dont le Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois 2016 et le prix Lionel-Groulx 2017.
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