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L’Âme du corbeau blanc, Jean Claude Bologne (par Michel Host)

Ecrit par Michel Host le 10.05.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

L’Âme du corbeau blanc, Jean Claude Bologne, Éditions MaelstrÖm reEvolution, février 2019, 288 pages, 18 €

L’Âme du corbeau blanc, Jean Claude Bologne (par Michel Host)

 

 

« D’où tient-elle ce mot qu’il n’a jamais entendu ? “Dieu” est un mot d’avant… »

« Vous seuls pouvez bâtir un lieu qui vous ressemble. C’est pour cela que nous n’avons rien voulu vous apprendre, et surtout pas le monde ancien ».

« … et si le monde retrouve le chemin du paradis perdu ».

« … le Texte… Maurine et moi avons compris dans l’oratoire des adultes qu’il décalquait un livre plus ancien ?… »

Jean Claude Bologne

 

Mondes avec solutions de continuité

Ce roman est au-delà de nos mesures habituelles. Il nous offre la peinture d’un monde fractionné, qui ne paraît pas être le nôtre et l’est pourtant bien plus que nous l’imaginons. La tâche est sans aucun doute infernale, voire impossible, et moins encore sur une durée de 15 ans. James Joyce a épuisé trois ou quatre destinées autour de son Ulysse, sur une journée passée dans la seule ville de Dublin. Le romancier considère une totalité qu’il ne pourra entièrement embrasser. Un temps et un espace sont ses bornes obligatoirement choisies dans lesquelles il étreindra mieux et plus. L’infini n’est pas, à ce jour, à la portée d’un seul écrivain. Les Textes eux-mêmes, disons les Textes fondateurs − que l’on dit parfois révélés − ont eux aussi leurs limites. Celles qu’adopte Jean Claude Bologne ont une ampleur de 15 années.

« Anticipation » − souligne la présentation de l’ouvrage. Oui, sans doute. Mais non moins « confrontations… rétraction… régénération, enfermement, évasion, ESPOIR à susciter, à maintenir… et peut-être libération et renaissance… ».

Dans une sorte d’îlot assiégé par les eaux amères et corrosives (seul lieu resté habitable sur terre) se sont réfugiés quatre hommes d’expérience, familièrement appelés Les Vieux : Orsant (le Guide), Wersant (Maître de discipline), Mersant (Instructeur a minima), Norsant (gestionnaire de la vie quotidienne) accompagnés de quelques domestiques (Seuranne, Seurolga…) et d’une petite troupe d’enfants et de préadolescents sauvés de l’Ancien monde. Ils vivent dans une bâtisse appelée « l’orphelinat », car ces rescapés sont des orphelins oubliés par leurs parents sur les aires d’autoroutes aujourd’hui noyées sous les eaux, ou victimes de négligences et maltraitances qui, dans l’ancien monde où peut-être nous (romanciers, lecteurs…) croyons survivre, font leurs petits bonheurs les échotiers et autres followers de florissants réseaux sociaux. On suppose, à raison semble-t-il, qu’ils se sont rassemblés sur cet îlot pour échapper à la mort, par dissolution du corps, dans les eaux amères et aussi à ce monde criminel que nous connaissons bien, voué à la manipulation de l’argent, de la parole et de la pensée.

Encore faut-il, pour ne pas mourir sur l’îlot, boire une eau non polluée : elle est fournie par le Lac Pavin et toute une machinerie purificatrice cachée dans les profondeurs souterraines de l’orphelinat et dont Orsant connaît le fonctionnement. Manger n’est pas moins indispensable : la chasse aux corbeaux y pourvoit tant bien que mal. Ces volatiles fréquentent les lieux, et surtout sa frontière, ce mur indestructible et infranchissable fait de « diamant expansé ». Parmi eux, un corbeau blanc mystérieux. Quiconque sort de l’orphelinat est tenu de les chasser pour alimenter la communauté. Il va sans dire que ces jeunes gens mal nourris ne répondent pas aux critères physiques connus, ils sont plutôt malingres, quoique agiles et pleins d’allant. Enfin, quelles sont les causes physiques de leur situation : une Catastrophe en premier lieu dont rien ne nous est clairement dit (on pensera à une sorte de Déluge), et l’apparition, autour de l’îlot-refuge, d’une épaisse barrière de « diamant expansé », une matière nouvelle, inconnue à dire vrai, dont nul ne sait qui l’a inventée. Toujours est-il que, profondément enfoncée dans le sol, cette barrière protège le lieu en le séparant des eaux montantes. Elle fascine, parce que les flots, qui emprisonnent et conservent la vie tout à la fois, y collent des cadavres que rongent les acides, des lambeaux de chairs en dissolution, parfois des signes, des mots, d’étranges et fascinants messages tronqués, illisibles car les orphelins n’apprennent pas à lire et à écrire. Lorsque le mot « Dieu » y est inclus, ni Laurent ni Maurine, les aînés de la troupe, ne le comprennent : en effet, il ne figure pas dans Le Texte, soit dans la fable qu’on leur récite ou qu’ils psalmodient. Les Vieux, qui savent le monde ancien mais ne leur en révèlent rien, les tiennent éloignés autant que possible de cette barrière entre l’hier et l’aujourd’hui. Quant au diamant expansé, c’est un matériau inventé par l’ingéniosité d’un homme et de son épouse, couple dont l’identité sera révélée dans le cours du récit.

Dès lors tourne avec une rumeur assourdie la machinerie romanesque. C’est une inquiétante plate-forme posée sur les eaux, fiction qui resserre ses différents anneaux enserrant peu à peu son unique objet, proie et but ultime : échapper au désespoir et à la disparition, s’ouvrir sur un monde vivable que seule la quadriarchie des Vieux pourrait dire « nouveau », ou « différent ». Orsant, dont l’autorité est telle qu’il se présente en presque empereur, en Orsant Ier, domine longtemps la manœuvre. Son équipage se compose d’abord des moins jeunes : Maurine, qui porte un douloureux secret ; Laurent, qui l’accompagne, l’aide, la protège, mais ne sait l’aimer ; Laura, qui dessine et parfait peu à peu une fresque où il faudra apprendre à traduire et interpréter les comportements et les actes des uns et des autres. Aux rivalités des chefs se superposent celles des jeunes gens les plus vigoureux : Laurent, Sacha, Matthieu. Lorsque Laura est assassinée sous la fresque qu’elle peint, dans le hall de l’orphelinat, la suspicion, le crime, la mort entrent en scène. On saura, mais plus tard, l’identité et les motivations de l’assassin. On comprend alors qu’agissent encore des forces qui lient secrètement l’île et ses rares habitants au monde antique pourrissant derrière la muraille de diamant expansé. Le monde de l’île paraît presque semblable au monde. C’est une illusion d’optique.

Le lecteur, avec les orphelins, tous irrémédiablement perdus dans le bois obscur des questionnements ne peuvent que s’abandonner aux heures, aux jours qui passent… Pourquoi le cadavre de Laura avait-il les bras croisés sur la poitrine ? Pourquoi sa fresque comporte-t-elle des repeints et des repentirs ? Et quelle est cette silhouette sur cette barque qui parfois s’approche de l’enceinte de diamant mais n’y atteint jamais ? On apprendra que les Vieux ont chacun leur chambre, leur bureau, où ils reçoivent les uns et les autres, cachent leurs secrets, engrangent notes, croquis et mémoires… On saura aussi que sous terre, dans une crypte connue d’eux seuls, ils maintiennent une sorte d’oratoire où, dans la pénombre, se devinent hosties et ostensoirs… Quels rites y entretiennent-ils auxquels ils ne veulent pas mêler les orphelins, lesquels sont les hommes de l’avenir ? Une étrange relation se noue entre Wersant (qui connaît le secret de Maurine) et Laurent, lequel cependant se méfie de sa duplicité… La chair impensée est à peine frôlée, le péché reparaîtra-t-il comme signe démoniaque ou pure mythologie antique ? Le mal s’installerait-il désormais comme en son prochain domaine ? Wersant mettra promptement un terme à la tentation. Pourquoi changent les mots inscrits sur le diamant, rendus illisibles aussi par l’acide ? Quels sont ces signes parvenus de l’ailleurs ? Inscrits par quelle main ? Pourquoi le jeune Matthieu, lors d’une chasse au corbeau, tue-t-il aussi aisément le corbeau blanc sur lequel s’accumulent les interrogations ? Pourquoi, enfin, de la hauteur de la paroi transparente tombent, inexplicables, comme d’un pissenlit au printemps, des milliers d’aigrettes ? De quoi sont-elles le signe ? Pourquoi, lorsque périt le corbeau blanc est prononcé à nouveau le mot « Dieu », un mot qui ne paraît qu’un son privé de toute aura ?

Orsant a sa théorie personnelle au sujet de Dieu : « plus vite on l’aurait oublié, plus vite les hommes prendraient conscience de leur responsabilité dans la gestion de la planète ». Un futur espéré, un espoir à entretenir !

Orsant entre dans les premières confidences. On apprendra qui est son fils. Et aussi comment il l’intronisera secrètement son successeur. Comment il cristallisera à la fois la haine et la seule espérance des orphelins.

On saura qui a assassiné Laura et pourquoi, et qui est à la fois le père (père coupable !) de Maurine et l’inventeur du diamant expansé qui tente du même pas de découvrir le rétro-catalyseur capable d’en arrêter l’expansion, puis la nocivité. Bourreau et sauveur à travers deux mouvements successifs, l’un sans doute irrationnel, l’autre rationnel et technique.

La descente redoutée par Laurent dans les caves du sous-sol, dans la crypte secrète, permettra l’interprétation d’une figure apparue autrefois inscrite sur le mur de diamant et donnant la clé de la sortie de l’ilot. La découverte d’une statue féminine privée d’un bras diamantifié auquel manque la main livrera le mystère de la prolifération des eaux amères, le ravage absolu qu’elles promettent à tous et en même temps la nécessité de les neutraliser.

Les futurs habitants du dernier monde devront, par l’intercession des Vieux, se greffer sur le tronc antique, et, ne sachant rien de ce qu’avait permis et fourni ce dernier, tout réinventer à leur façon et, si possible, être heureux. Doit s’initier une marche à rebours de celle qu’offrait le Texte ancien, une marche vers l’innocence originelle que les Vieux ont essayé de préserver chez les jeunes pensionnaires durant ces quinze années de résidence derrière le mur de diamant. Puis le niveau des eaux baissera, on usera de la clé permettant de briser le mur d’enceinte jusque-là indestructible. Une peur momentanée ne tardera pas à se manifester. Peur de l’inconnu.

Jeunes hommes et femmes du monde d’aujourd’hui – non pas le nôtre, qui est l’antiquité même –, mais le leur, vierge comme eux et elles, munis seulement d’un début de connaissances d’alphabets différents, ils sortent de leur prison-refuge, ils sont libres. Ils ont tout à imaginer et presque rien à oublier. Peut-être seront-ils heureux et parviendront-ils à réaliser le projet. Aux moments qui précèdent leur libération, un léger tremblement du sol fait s’écrouler la fresque de Laura : celle du monde ancien, qu’elle y avait masqué tant bien que mal. Elle gît en miettes sur le sol. L’ancien monde a disparu à jamais. Quant au Texte, si Wersant pas n’est ressorti des caves (on devine ses raisons), il laisse deux cahiers dont on composera la Bible nouvelle, le texte refondateur. On y aura effacé le mot « Dieu », qui risque de contaminer les temps et les espaces vierges. Il y aura autant de Textes de par le monde qu’il y aura de sectes, comme autrefois de religions. Laurent se réjouit de son pouvoir tout neuf et tout humain : « … je suis le nouveau maître des mots ».

Jean Claude Bologne nous offre un rêve, ou un souhait, ou peut-être un délire que le lecteur, selon ses chemins secrets, sera le seul à pouvoir qualifier. Il nous présente aussi une conviction : celle du réenchantement difficile mais indispensable d’un monde arrivé à son terme. Nous irons, c’est inéluctable, c’est visible, audible et palpable, de notre agonie dans l’acide des millénaires à notre éventuelle renaissance dans un espace de totale inventivité et de liberté. Un monde sans Dieu ? Pourquoi, en effet, retomber dans les erreurs passées ? Tentons autre chose. L’innocence doit-elle être pervertie ? N’en avons-nous pas assez mangé du « péché originel » ? Démiurge libre, l’auteur n’interdit même pas qu’on le réinvente… Mais enfin, pourquoi ne pas risquer d’abord l’autrement et l’autre chose ? Se doter de « l’âme du corbeau blanc », serait-ce possible ? Pourrions-nous retrouver une mythologie d’avance, libératrice, à hauteur d’homme ?

 

Michel Host

 

Philologue formé à l’université de Liège, historien et romancier, Jean Claude Bologne a publié depuis 1986 près de 20 romans et récits, et 25 essais. Il a obtenu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Rossel, équivalent en Belgique du prix Goncourt, en 1989, pour La faute des femmes. Ses derniers titre parus, romans : L’ange des larmes (2010), Fermé pour cause d’Apocalypse (2013) ; essais : Histoire du coup de foudre (2017), Histoire du scandale (2018). En complément d’information, lire aussi, sur La Cause Littéraire, par le rédacteur Michel Host : Fermé pour cause d’apocalypse Une mystique sans Dieu.

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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005