L’âme de Kôtarô contemplait la mer, Medoruma Shun
L’âme de Kôtarô contemplait la mer, traduitdu japonais par Myriam Dartois-Ako, Véronique Perrin et Corinne Quentin, janvier 2014, 285 p. 21 €
Ecrivain(s): Medoruma Shun Edition: Zulma
Six nouvelles qui nous embarquent pour un Japon un peu particulier, le Japon de l’enfance de l’auteur, l’île d’Okinawa qui est restée sous administration américaine pendant vingt-sept ans. Nous sommes ici dans l’ambiance d’une période qui précède et suit la rétrocession en 1972.
« J’étais alors en quatrième année de primaire. L’inquiétude ambiante chez les adultes du fait qu’Okinawa serait restitué au Japon l’année suivante se propageait jusqu’à nous, les enfants. (…) après la rétrocession au Japon est-ce qu’il neigerait à Okinawa ? Est-ce que les cerisiers se mettraient à fleurir en avril ? ».
Dans ce contexte incertain de crise identitaire, se confrontent et se confondent une Histoire en marche avec les croyances et traditions ancestrales très vivaces, d’une société insulaire encore rurale, surtout dans le nord. C’est dans ce terreau que prennent racine les nouvelles de ce très beau recueil. Le monde des ancêtres et des esprits de la nature est encore très présent au quotidien, nous ne sommes pas encore dans la trépidation folle de la modernité. L’écriture de Medoruma Shun est douce, délicate, poétique, enveloppante et même envoûtante comme dans Mabuigumi-L’âme relogée, la nouvelle qui a inspiré le titre du recueil :
« L’âme de Kôtarô était assise à la même place dans la même attitude. Le soleil s’était radouci et la couleur de la mer était enveloppée d’une lumière pâle, une lune blanche flottait auprès des gros nuages mafflus qui grimpaient à l’horizon », et dans celle, peut-être la plus belle et la plus poignante de toutes, intitulée Avec les ombres :
« Moi j’aimais bien me tenir dans la clairière du sanctuaire, les yeux fermés j’écoutais le chant des oiseaux, les insectes et le bruissement des feuilles, je respirais l’odeur de la forêt, un mélange de feuilles mortes, de terre, d’eau, de fleurs et d’écorce d’arbre, je sentais que les divinités de la forêt sacrée me regardaient. Je restais debout et j’avais l’impression de devenir un arbre ou une plante, mon corps bourgeonnait ici et là, des fleurs s’épanouissaient au bout de mes doigts, je devenais légère comme un voile de mariée, prêt à s’envoler, c’était comme si mon corps se déployait pour se mêler à la forêt. Je pouvais passer des heures là-bas sans m’en lasser ».
Cette nouvelle relate pourtant une histoire triste et même violente. Dans leur ensemble, ces nouvelles évoquent, dans une langue sensible, subtile et pleine de fraîcheur, les choses de la vie, du quotidien, des souvenirs d’enfance mais aussi les premiers émois contrariés d’adolescents : « C’était un fil incroyablement long et fin. Parallèle à la surface de l’eau, il émettait une lueur fragile et pure qui apparaissait et disparaissait tour à tour au gré du vent. Nous étions fascinés par cette lumière. L’épaule de S. a bougé. Il a passé son bras dans mon dos, m’a enserré le torse par le côté et m’a enlacé. – Ne bouge pas ! a-t-il murmuré, sa joue plaquée derrière mon oreille », peut-on lire dans Rouges palmierset puis la violence conjugale et le suicide dans La mer intérieure, la soumission et la rébellion face aux hiérarchies sociales et les rapports familiaux, notamment dans Coq de combat, mais aussi le déclin et la disparition des cérémonies rituelles. Elles parlent d’amitié, d’amour, de vieillesse, de solitude, de différences et d’esprits errants entre les mondes, un peu comme les gens eux-mêmes qui évoluent entre passé et présent. Vraiment un remarquable et original voyage dans l’âme profonde du Japon.
Cathy Garcia
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