L’amant, Marguerite Duras
L’amant, 142 pages, 12 €
Ecrivain(s): Marguerite Duras Edition: Les éditions de Minuit
Une rencontre. À jamais une rencontre :
Elle est là où il faut qu’elle soit, déplacée là. Elle éprouve une légère peur. Il semblerait en effet que cela doive correspondre non seulement à ce qu’elle attend, mais à ce qui devrait arriver précisément dans son cas à elle. Elle est très attentive à l’extérieur des choses, à la lumière, au vacarme de la ville dans laquelle la chambre est immergée. Lui, il tremble. Il la regarde tout d’abord comme s’il attendait qu’elle parle, mais elle ne parle pas. Alors il ne bouge pas non plus, il ne la déshabille pas, il dit qu’il l’aime comme un fou, il le dit tout bas. Puis il se tait.
Dans l’amour, toujours, c’est ce que dit Jankélévitch dans son très beau Traité des vertus (tome II, Les Vertus et l’Amour), « [l]e commencement s’abandonne à la continuation […] ». On peut même aller jusqu’à dire qu’« [a]imer et continuer d’aimer ne sont qu’une seule et même chose ».
Cet amour insensé que je lui porte reste pour moi un insondable mystère. Je ne sais pas pourquoi je l’aimais à ce point-là de vouloir mourir de sa mort. […] Je l’aimais, semblait-il, pour toujours et rien de nouveau ne pouvait arriver à cet amour. J’avais oublié la mort.
Marguerite Duras écrit, se souvient avec son amour pour cet homme-là que le livre fait devenir et à jamais. Car elle le sait bien, Jankélévitch encore : « Seul l’amour peut avoir le dernier mot, l’amour seul capable d’embrasser d’un coup toute la série indéfinie des réductions réflexives, et, par une intuition globale, d’enserrer ce devenir continu qui définit la personne ».
Et le miracle de ce livre est de parvenir à rendre, par le charme de l’écriture, profondément humaine, le charme de l’amour, de l’étreinte, du visage, de l’être perdu et retrouvé (par le souvenir, par les mots donnés à la page), de l’homme admiré, haï, ou plus exactement rendu à l’indifférence (ce moment où il « devient un endroit brûlé »), comme le mouvement du nageur fait dans l’eau (fait pour l’eau, pour son mouvement à elle) est rendu peu à peu à l’immobilité. De l’amant tout entier : de l’homme aimé au plus profond, avec ses mains si importantes, avec son apparence de peu de chance.
Jankélévitch toujours : « L’évidence de l’amour, comme l’évidence évasive du charme, est […] un effet d’ensemble. Paradoxalement évident et ambigu, l’un et l’autre à la fois, le charme s’évanouit pour une dissection anatomique qui isole la partie dans le tout et un trait du visage dans la totalité personnelle : alors il n’y a plus devant nous que des phénomènes physiques, et il n’y a plus en nous que l’amertume du désenchantement ; à la place du vivant Je-ne-sais-quoi avec son aura de mystère, l’anatomiste déçu n’a plus qu’un cadavre à autopsier. L’amour est ce charme. Il se dérobe à l’analyse […] ». Avec Duras, le lecteur reste invariablement dans l’amour : il n’est jamais face au cadavre des choses dites, racontées. Il est toujours face aux choses racontées, dites, et dites encore comme si elles étaient là, à leur première fois, à leur premier surgissement, premier miracle. Il est face aux choses avec leur indéfinissable. Lire Duras, c’est s’embarquer pour l’indéfinissable.
Écoutez, écoutez encore, voici, et puis plus rien. Le vent s’est arrêté et il fait sous les arbres la lumière surnaturelle qui suit la pluie.
Matthieu Gosztola
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